Tehanetorens (Ray Fadden), « Légendes iroquoises »

14 février 2022

Référence : Tehanetorens (Ray Fadden), Légendes iroquoises, traduit de l’anglais par Berthe Fouchier-Axelsen, avec des illustrations de John Kahionhes Fadden, Montréal (Québec), Alias, collection « Alias poche », 2020 (édition originale : Legends of the Iroquois, Book Club Co., 1998).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, les Iroquois, anticipant leur totale disparition dans le grand courant nord-américain, se mirent à recueillir les récits de leur peuple. Mais avant que Ray Fadden commence son travail vers 1930, aucun véritable effort continu n’avait été fait pour connaître les légendes et les traditions iroquoises qui feraient comprendre aux jeunes générations les us et coutumes de leurs ancêtres. Le présent ouvrage offre une sélection significative des récits recueillis auprès de son peuple par Fadden dans les années 1930 et 1940. Il s’agit d’une merveilleuse occasion pour le lectorat contemporain de découvrir une riche partie de l’imaginaire de la nation iroquoienne.

Berthe Fouchier-Axelsen nous restitue ici ces légendes dans leur puissante simplicité, alors que Nadine N. Jennings, dans son avant-propos, les replace dans le contexte de l’époque en rappelant l’histoire de la Confédération iroquoise.

Le livre est magnifiquement illustré par John Kahionhes Fadden. »

Mon avis

Voici un petit livre qui m’a donné l’impression de rencontrer un peuple. En France, peu de gens ignorent le nom des Iroquois, qui comptent parmi les peuples nord-amérindiens les plus célèbres. Combien, cependant, ne les connaissent que par les images d’Epinal massivement diffusées par les westerns sous diverses formes, films, BD ou vieux romans d’aventure et mélangent allègrement les unes avec les autres les peuples des diverses régions des Etats-Unis et du Canada, Apaches, Cheyennes, Sioux et quelques autres, en laissant dans l’ombre une réalité infiniment plus riche et diverse ? Trop souvent, quand on s’intéresse au sort de ces Amérindiens, on évoque leur génocide par les colons européens (peut-être plus facilement de ce côté-ci de l’Atlantique), mais on oublie de préciser qu’une partie d’entre eux a survécu, de même que leur culture. Commémorer les morts en oubliant de mentionner les survivants, c’est enterrer ces derniers à l’avance, ce qui n’est pas beaucoup mieux.

Autant amateur de contes, de légendes et de mythes à l’âge adulte que je l’étais enfant, j’ai gardé l’habitude de découvrir peu à peu, par ce biais, des cultures des quatre coins du monde. C’est de cette manière que j’ai craqué pour ce recueil, à la Librairie du Québec, à Paris, où j’avais trouvé quelques mois plus tôt Kamik (Chasseur au harpon), de l’écrivain inuit Markoosie Patsauq, dont j’ai parlé dans un autre billet.

Ces Légendes iroquoises forment un recueil très court : 120 pages au format poche, écrit gros, avec des illustrations. Et pourtant ! Dans ces pages, on trouve tout ce qu’il faut pour découvrir non seulement les légendes iroquoises, mais aussi l’histoire et la culture de ce peuple et de ses six tribus, ainsi que l’auteur, Tehanetorens (Ray Fadden de son nom canadien), figure majeure de la préservation et de la transmission de la culture iroquoise.

Qu’on en juge. Après une brève préface à l’édition française par l’illustrateur (le livre est d’abord paru en anglais en 1998) vient un avant-propos de Nadine N. Jennings, docteure en études anglaises et professeure adjointe au Suny Canton College of Technology, dans l’Etat de New York. En trois ou quatre pages, Jennings présente l’histoire et la culture des Iroquois, qui se nomment eux-mêmes les Haudenosaunee, Ceux de la maison longue, du nom des bâtiments où ils vivent et dont elle présente l’organisation matérielle et politique, marquée par l’union de cinq tribus (auxquelles se joint une sixième en 1715) à l’instigation du pacificateur Dekanawidah. Elle évoque brièvement le système d’écriture iroquois, les pictogrammes, que le chapitre suivant, « Clefs pour les pictogrammes des Six-Nations », présente plus en détail, de leurs conditions matérielles d’écriture (par exemple directement sur les arbres, ou sur des objets d’écorce, ou encore sur les ceintures appelées « wampums ») jusqu’à leur sens et leur symbolique. Claire, concis, ce passionnant chapitre ainsi que les deux suivants (« Symboles des Six-Nations » et « Les clans des Six-Nations ») sont illustrés de nombreux exemples de pictogrammes avec l’histoire de leur reconstitution.

Un poème en prose est placé en tête des légendes : « La conservation de la nature telle que l’Indien la voyait ». D’une actualité brûlante, il met en avant les dégâts causés par la colonisation européenne aux écosystèmes de l’Amérique du Nord et la nécessité pour « l’homme blanc » de renoncer à l’avidité et au gaspillage dénoncés par le Grand Esprit, afin de changer de mode de vie pour préserver la vie autour de lui. Un second texte en prose poétique, « Souvenirs », clôt le volume et répond au premier, puisque les souvenirs qu’il évoque de manière vivace montrent une attention constante portée aux paysages, aux arbres et aux animaux autres que les humains.

Commencent alors les légendes à proprement parler. La plupart sont à vocation étiologique, c’est-à-dire qu’elles expliquent l’apparition d’une réalité qui existe toujours aujourd’hui : la médecine (« Le don du Grand Esprit »), la maîtrise du feu (« Une tradition : la découverte du feu »), l’invention de l’arc (« L’invention de l’arc et de la flèche »), l’origine d’une constellation (« L’histoire de la Grande Ourse », « Les sept danseurs ») et même l’apparition des moustiques actuels (« Pourquoi nous avons des moustiques »). Les premières légendes montrent également des divinités apparemment centrales dans la culture iroquoise, comme le Sat-kon-se-ri-io, aussi appelé le Grand Esprit, et l’Enfant-tonnerre (dont la légende du même nom relate la naissance et le destin), ou encore l’ancêtre des Iroquois (« Sa-go-ia-na-wa-sai, notre aïeul »).

Les autres légendes donnent une large place aux récits de chasse surnaturelle, un quotidien âpre où les humains n’ont pas toujours le dessus sur les animaux ou créatures rencontrées. Ainsi, dans « La tête volante », un malheureux chasseur tombe sur une entité apparemment invulnérable. Plusieurs récits mettent en oeuvre le motif du changement de taille, et il est difficile de ne pas penser à Alice au pays des merveilles ou aux Voyages de Gulliver en les lisant (tout particulièrement dans « La bête féroce »). D’autres récits mettent en scène des animaux locaux, lors de rencontres rares et privilégiées avec des humains (« La danse des lapins ») ou dans leur vie entre bêtes (« Le chant de la grive solitaire »).

Ces récits sont courts, voire très courts (certains dépassent à peine deux pages), et illustrés par John Fadden, dont les crayonnés soignés, détaillés et très évocateurs contribuent pleinement à nous immerger dans l’univers de ces légendes en donnant à voir l’apparence des personnages et des créatures, les vêtements, les coiffures, l’équipement des chasseurs.

Le chapitre final, d’une quinzaine de pages, est consacré à la vie et à l’oeuvre de l’auteur, Tehanetorens, Ray Fadden de son nom d’état civil fédéral. Durant un XXe siècle qui voit les Iroquois en butte à des Etats déterminés à les « civiliser » (comprendre : à faire disparaître leur culture dans une éducation uniquement « états-unienne »), Tehanetorens entreprend, avec une persévérance remarquable et salutaire, de recueillir, de préserver et de transmettre la culture iroquoise. Il poursuit cette tâche dans les années 1930-1940 et jusqu’à sa mort (survenue en 2008, selon sa notice sur le catalogue de la Bibliothèque nationale de France).

Deux choses m’ont frappé à la lecture. La première est la persistance d’une logique de génocide du peuple iroquois et d’effacement délibéré et systématique de la culture iroquoise de la part des Etats à des époques très récentes, bien après la Deuxième guerre mondiale. Ce sont des crimes qu’il faut faire connaître, faire reconnaître aux Etats, et pour lesquels il faut rendre justice aux Iroquois et aux autres peuples concernés, si nous voulons définitivement tourner la page de la colonisation et entrer pleinement dans une ère démocratique.

La deuxième chose qui m’a frappé est la manière privilégiée par Tehanetorens pour sauver la culture iroquoise. Des folkloristes européens se seraient contentés de tout recueillir par écrit, dans des recueils de contes, des lexiques et des grammaires de langues menacées de disparition, comme cela s’est beaucoup fait en Europe et en France, dans nos régions, aux XIXe et XXe siècles. Tehanetorens, lui, ne semble pas avoir publié beaucoup de livres. Il a privilégié la mise en place d’une organisation (l’Akwesasne Mohawk Counselor Organization) et de structures vivantes, propres à organiser une transmission du savoir entre les générations, par la mise en contact des jeunes avec leurs aînés et des tribus entre elles. Ainsi son travail a donné naissance au Musée amérindien des Six-Nations (Six Nations Indian Museum), à Onchiota, en 1954, et ses écrits les plus nombreux ne sont pas des livres mais du matériel pédagogique, livrets, cartes, fresques murales. Cela s’explique en partie par l’urgence, à l’époque, de résister à la politique de scolarisation et d’éducation forcée « à l’américaine » que le gouvernement de New York tente d’imposer avant de renoncer devant la résistance de la population iroquoise.

Sans l’action de gens comme Tehanetorens, les jeunes Iroquois, séparés de leurs parents, auraient été entièrement élevés dans la culture dominante des colons et n’auraient jamais eu accès à leur culture natale, qui aurait entièrement disparu. Au lieu de cela, cette culture a survécu et reprend doucement du poil de la bête. Mais l’attitude des gouvernements successifs, tant au Canada qu’aux Etats-Unis, demeure changeante et trop ambiguë, marquée par un déni persistant. A ceux qui trouvent à redire aux études décoloniales, et qui prétendent que ce type de démarche revient à remuer inutilement ce qui ne serait que de mauvais souvenirs bien révolus aujourd’hui, il est important de faire comprendre que la colonisation n’est pas terminée. Elle ne le sera pas tant que les Amérindiens ne seront pas traités sur un pied d’égalité avec les autres citoyens et citoyennes des pays où ils vivent.

Conclusion

Ces Légendes iroquoises sont une merveille à lire et à regarder. Les légendes, avec leurs textes courts, limpides et illustrés, sont accessibles à un très jeune public, de même que les poèmes et la présentation de l’écriture pictographique. Les uns comme les autres feraient de belles ressources pédagogiques pour faire découvrir la culture iroquoise au-delà des clichés des westerns, où qu’on se trouve dans le monde. Les préfaces et la notice consacrée à Tehanetorens, quant à elles, semblent davantage destinées à un lectorat adulte et constituent une mine d’informations sur l’histoire et les luttes des Iroquois. Elles m’ont rendu extrêmement curieux d’en apprendre davantage sur ces sujets.

Dans le même genre, je peux vous conseiller plusieurs autres livres. Il y a quelques années, j’avais été marqué par la lecture du Fripon divin de C. G. Jung, C. Kerényi et P. Radin, consacré aux mythes des Winnebagos, autre peuple d’Amérique du Nord. Ces mythes, déroutants et réjouissants, valent la lecture. Les interprétations proposées dans le même ouvrage ont plus ou moins bien vieilli. J’en parle en détail dans ce billet.

William Camus, autre écrivain iroquois (son nom iroquois est Ka-Be-Mub-Be), a publié plusieurs recueils de contes amérindiens recueillis et traduits par lui (ainsi que d’autres livres variés, notamment des romans de science-fiction). Le seul que j’ai lu pour l’instant est Légendes de la Vieille-Amérique, paru chez Bordas en 1979 et réédité en 1996 chez Pocket junior dans la collection « Mythologies ». J’ignore s’il est encore disponible en neuf, mais il doit pouvoir se trouver d’occasion. Le recueil rassemble des contes et légendes de peuples amérindiens très variés : Menomini, Navajo, Oglala, Cheyenne, Zuni, Hopi, Chippeway, Wishita, Athabaska, Kato, Fox et Iroquois, ces derniers étant représentés par le conte « Le vieillard atteint de toutes les maladies », qui est une autre version de la légende de l’invention de la médecine relatée sous le titre « Le don du Grand Esprit » dans Légendes iroquoises. Ces Légendes de la Vieille-Amérique sont un trésor qui mérite amplement une réédition.

Sur les Premières Nations au sens plus large, je ne peux que vous conseiller (je n’ose dire « chaudement ») le récit Kamik, plus connu sous le titre Chasseur au harpon, de l’écrivain inuit Markoosie Patsauq, dont je parlais il y a quelques semaines dans cet autre billet.

Parmi les écrivains de culture amérindienne encore actifs aujourd’hui, j’ai entendu parler de l’écrivaine et musicienne Joy Harjo, américaine et creek, couronnée en 2019 « Poet Laureate » (poétesse lauréate), la plus haute distinction que puisse recevoir un poète dans le monde anglo-saxon. Son autobiographie poétique, Crazy Brave, relate son enfance et son parcours et le peu que j’en ai grignoté est plus que prometteur.

Je n’ai pas encore lu d’ouvrages d’histoire ou d’anthropologie consacrés aux Amérindiens, mais cette lecture m’a donné envie d’en lire.


Jâmi, « Medjnoûn et Leïla »

31 janvier 2022

Référence : Jâmi, Medjnoûn et Leïla, traduit du perse (Afghanistan) par Antoine Léonard de Chézy, Paris, Libella, coll. « Libretto », 2018. Le livre n’indique pas qu’il consiste en une simple réédition d’une traduction parue en 1807, notes comprises (voyez plus bas).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Cette histoire d’amour populaire dans tout le Moyen-Orient raconte les péripéties du poète bédouin Keïs et de sa cousine, la belle Leïla.

Ils évoluent au rythme d’une vie nomade caractéristique des Arabes de cette époque. Du fait de leur proximité, les campements qui s’établissent dans les oasis propices au repos sont un cadre idéal pour que les jeunes hommes et les jeunes filles de tribus différentes voient naître parfois les passions les plus vives. Mais la nécessité de changer régulièrement de lieu afin de trouver sa subsistance contrariait ces amours naissantes

Le récit tragique de ces deux amants, aussi fameux au Moyen-Orient que Tristan et Iseult ou Roméo et Juliette en Occident, est d’une simplicité extrême. Il a été mis en littérature par les plus grands poètes arabes, turcs, persans… La version ici proposée a été composée en 1487 par le poète Jâmi. Elle sera la source d’inspiration revendiquée par Louis Aragon pour son recueil Le Fou d’Elsa. »

Mon avis

Une mauvaise édition

Ah, la belle couverture tentante que cette miniature persane de Mirak Tabriz montrant Medjnoûn dans le désert ! Le beau petit livre en moyen format, facile à trimballer ! Le prix… le prix, on y reviendra. Un grand classique que ce texte, nous dit le quatrième de couverture, qui a raison… mais sur la qualité de cette édition elle-même, l’enchantement n’a guère duré. Si vous n’avez pas beaucoup de temps, voici la version courte : c’est une mauvaise édition, à la limite de la malhonnêteté, lisez plutôt le texte dans une autre édition ou lisez autre chose. Voilà. Si vous avez le temps, voici les raisons qui me font penser que c’est une mauvaise édition. Ce sera un peu long, mais parfois amusant (ou navrant, selon votre tempérament).

Tout commence par des notes de bas de page d’un genre assez particulier. Dès la première page du texte proprement dit, en page 11, la note 1, qui compare le début du texte à ceux d’autres poèmes composés dans d’autres langues, évoque une traduction due à « la plume élégante de M. Th. Law ». Plus loin, la même note mentionne des vers de Virgile en latin, sans les traduire, puis explique des mots persans en donnant leur équivalent… en latin. Personne ne fait ça dans une édition annotée destinée au grand public. Personne, du moins, de nos jours. Ayant eu souvent l’occasion de fouiner dans des éditions anciennes, je n’ai pas tardé à subodorer la réédition à l’identique d’une édition du XIXe siècle. Une rapide recherche avec le nom du traducteur sur le catalogue de la Bibliothèque nationale de France a confirmé mon intuition : le brave Antoine-Léonard de Chézy est mort en 1832 et il a publié cet ouvrage en 1807. C’est sa traduction, ainsi que ses notes, qui sont reproduites ici. Autrement dit, Libretto a proposé au lectorat de 2018 de redécouvrir un texte âgé de plus de six siècles (cette version de la légende date de 1487, selon la note de l’éditeur), mais avec une traduction et des explications elles-mêmes âgées de plus de deux cents ans.

Or, s’il paraît que le vin se bonifie en vieillissant, c’est rarement le cas des notes de bas de page. Qu’on en juge. En page 63, une note expliquant que la Kaba est la « Laison (sic) carrée de la Mecque » nous renvoie à ce sujet à la Description de l’Arabie de Niebhur, un ouvrage hautement à jour puisque paru en 1774. La note de la page 64 nous réserve une référence bibliographique devenue incompréhensible à tout autre que des initiés (« Voir R. labb. Gol. Lex., p.2091 », Libretto pensait sans doute organiser un jeu-concours pour récompenser les gens qui arriveraient à comprendre). La note de la page 67 renvoie à une Chrestomathie de « M. de Sacy » indiquée comme encore à paraître : il s’agit de l’Arabische Chrestomathie de Silvestre de Sacy, dont la traduction française semble être parue en 1806. A la page 101, une note est convaincue que les Arabes bédouins du XVe siècle avaient encore les mêmes tentes qu’ « au temps de Salomon » et renvoie à ce sujet à Pietro della Valle, voyageur des XVIe-XVIIe siècles (tant qu’à faire). Cela devient presque touchant aux pages 111-112, lorsque notre traducteur nous renvoie aux Mémoires sur l’Egypte dans leur édition parue chez Didot, à Paris, « en l’an 8 », c’est-à-dire les Mémoires sur l’Égypte, publiés pendant les campagnes du Général Bonaparte dans les années 1798 et 1799, bref, les comptes-rendus savants de l’expédition d’Egypte de Napoléon Ier. Vous l’aurez compris : ces notes sont complètement obsolètes sur le plan scientifique, et sont souvent elles-mêmes incompréhensibles, au point qu’il faudrait des notes sur les notes.

Tout aussi surannée est la conception du monde du traducteur. De Chézy emploie un style fleuri, des protestations de modestie et des éloges hyperboliques au sujet de ses collègues dont les universitaires actuels ont appris à se passer (ou à les rendre moins voyants). En homme du XIXe siècle commençant, il y va allègrement de son male gaze sur la beauté des personnages féminins du récit, en en appelant à une supposée complicité de son lectorat, sans oublier la misogynie ordinaire de la note de la page 126 (Leïla explique qu’elle n’a pas couché avec Medjnoûn. Commentaire de De Chézy : « Leïla fait là un léger mensonge ; mais quelle est la femme qui ait jamais dit la vérité sur ce point ? »). De manière plus anecdotique, aux pages 25-26, au sujet d’un détail gentiment érotique portant sur la taille des seins de Leïla, la note 1 se croit contrainte de se lancer dans une circonvolution compliquée et de citer Martial en latin (toujours sans traduction), simplement parce que notre pauvre homme tient à nous expliquer que « les Orientaux » aiment les femmes aux petits seins, mais, vivant au XIXe siècle, ne se sent pas autorisé à l’écrire clairement. Bref, il est de son époque et ses propos ont mal vieilli par endroits.

Je ne sais pas vous, mais, en ce qui me concerne, je ne suis nullement spécialiste de la poésie de l’empire timouride du XVe siècle. J’aurais donc été preneur d’un véritable apparat de notes et de commentaires, propre à m’éclairer sur l’oeuvre, son auteur et son contexte avec un savoir et des références à jour. Si la traduction de De Chézy revêt une importance particulière dans l’histoire littéraire française, qu’à cela ne tienne, mais, dans ce cas, que l’on ajoute des commentaires sur la traduction : ce n’est pas infaisable, et même, cela se fait régulièrement (je pense par exemple à la traduction en vers des Géorgiques de Virgile par l’abbé Delille, que Gallimard, dans l’édition parue en « Folio classique » en 1997, a pris soin de faire précéder d’une introduction conçue par une latiniste actuelle, Florence Dupont).

Rien de tel chez Libretto. Non seulement il n’y a aucun effort de remise en contexte de cette traduction, mais l’éditeur n’indique nulle part sa date de parution d’origine, pas plus que les dates de naissance et de mort d’Antoine-Léonard de Chézy, ni aucun autre renseignement à son sujet. Pourquoi avoir omis ces informations basiques, pourtant cruciales pour la compréhension et l’appréciation du texte ? C’est à la limite de la malhonnêteté.

Il y a pire. Au début du volume, une « note de l’éditeur » est censée nous renseigner sur l’auteur et le contexte. Elle est présentée sans signature, au point que j’en suis venu à me demander si elle datait de l’édition Libretto ou d’une autre édition plus ancienne. Elle est en tout cas postérieure à 1963, année de la parution du Fou d’Elsa d’Aragon, qu’elle mentionne. Je suis tout de même allé voir l’édition de 1807 en ligne sur Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France… Oui, parce que, naturellement, cette traduction, datant de 1807, est depuis belle lurette dans le domaine public, et elle est même consultable gratuitement sur Gallica (voyez ici la première partie et là la seconde).

Et la comparaison s’est révélée instructive. Premièrement : l’éditeur semble parfois paraphraser, sans aucun recul critique, un développement de De Chézy sur les coutumes des Arabes bédouins qui figure dans son premier volume aux pages XXV et suivantes.

Deuxièmement : la Note de l’éditeur de l’édition Libretto omet d’indiquer que la traduction de De Chézy est largement incomplète. Certes, elle indique que De Chézy omet les louanges à Mahomet que Djâmi place en tête de son récit selon la tradition de son époque. On pourrait, d’ailleurs, se demander pourquoi ne pas les réintégrer à une édition actuelle : après tout, nous nous farcissons bien les multiples lettres de compliments des dramaturges et romanciers de l’Ancien Régime adressées à leurs protecteurs ou protectrices ou au Roy… En plus, De Chézy affirmait en son temps dans sa préface (page XXXI) : « Ces morceaux renferment sans contredit des beautés du premier ordre »… Mais où avais-je la tête ? Cela aurait supposé de payer un traducteur encore vivant pour compléter la traduction de De Chézy ! Et il y a encore pire. En lisant un peu plus loin, je me suis aperçu que De Chézy prévenait, dans sa préface, qu’il avait aussi « omis plusieurs morceaux sans nul intérêt dans le corps de l’ouvrage, et diverses réflexions philosophiques qui le terminent ». De Chézy est si conscient du caractère personnel de ses choix qu’il se dit prêt à accepter que son ouvrage soit considéré comme « une imitation » plutôt que comme une traduction à proprement parler. Toutes nuances dont l’édition Libretto ne fait nulle mention. Libretto commercialise donc une traduction qui n’en est pas une, accompagnée de notes largement obsolètes, en les faisant précéder d’une « Note de l’éditeur » qui plagie deux paragraphes de la préface du traducteur et omet toutes sortes d’informations essentielles sur la date et la nature du texte.

Troisièmement, et de manière plus accessoire : dans l’édition de 1807, les notes du traducteur ne figurent pas au bas des pages, mais en fin de volume, ce qui explique qu’elles soient parfois très longues puisque De Chézy n’avait pas de contrainte particulière de place. L’édition Libretto les transforme en notes de bas de page, d’où des notes parfois démesurées qui s’étalent sur deux ou trois pages et prennent plus de place sur la page que le texte principal (par exemple en page 12 ou, pire, aux pages 68-69).

Quel était l’intérêt de rééditer cette version du texte ? Tel quel, le livre interdit de profiter pleinement du récit, à moins d’être un érudit en matière de littérature persane. Mais les universitaires qui travaillent dans ce domaine peuvent consulter directement les éditions anciennes en bibliothèque, et tout le monde peut consulter Gallica. Il n’y avait pas besoin d’en réimprimer tout un tirage. S’agissait-il de faire redécouvrir un classique oublié ? Mais dans ce cas, pourquoi le faire dans de si mauvaises conditions, plutôt que d’en faire faire une traduction nouvelle, ou au moins d’inclure une préface écrite par un spécialiste actuel de la littérature persane, afin de remettre le texte de Jâmi et sa traduction dans leurs contextes respectifs ? La démarche aurait été bien plus honnête et le résultat, bien plus intéressant.

Qu’un éditeur comme Libretto ne souhaite pas prendre la peine d’élaborer une traduction nouvelle, je peux l’admettre. Mais cela leur aurait-il coûté une telle fortune de demander à un ou une universitaire spécialiste du sujet de fournir une préface qui resitue tant l’oeuvre que la traduction dans leurs contextes respectifs ? Non. C’est donc une édition pingre, facile, de la réimpression au kilomètre sous une couverture aguicheuse, bref, une mauvaise édition.

En un mot comme en cent : n’achetez pas cette édition si vous voulez comprendre quelque chose au texte, et tournez-vous plutôt vers d’autres ouvrages mieux édités, plus respectueux de leur lectorat, qui vous permettront de découvrir la littérature persane ancienne dans de meilleures conditions.

Un grand texte

Il est grand temps d’en venir à l’oeuvre elle-même. Une précision sur son auteur, d’abord, dont « Jâmi » est une manière ancienne de transcrire le nom. J’ai l’impression qu’actuellement, on le transcrit plutôt « Djami ». Son nom complet est Abd al-Raḥmān ibn Aḥmad Nūr al-Dīn Ǧāmī et il vit de 1414 à 1492, la plupart du temps à Hérat, dans ce qui est maintenant l’Afghanistan et qui, à l’époque, faisait partie de l’empire timouride. Ses écrits sont marqués par le soufisme, dont les conceptions sur la sagesse transparaissent apparemment dans Medjnoûn et Leïla, mais je serais bien en peine de savoir comment au juste puisque cette édition a été incapable de me renseigner là-dessus.

Medjnoûn et Leïla est une histoire d’amour comme peu de gens oseraient en publier de nos jours. A nos yeux de gens du XXIe siècle, tout paraît excessif et hyperbolique dans ce récit. « Medjnoûn », un peu comme le Tristan de nos légendes médiévales, est marqué par un destin inscrit dans son nom, encore qu’il s’agisse ici d’un surnom que les bergers lui donnent quand ils contemplent les débuts de ses amours contrariées. « Medjnoûn » signifie en effet « l’infortuné » voire « le fou » (fou d’amour, naturellement). Une simple rencontre avec une belle et spirituelle jeune femme d’une tribu rivale, Leïla (« nuit »), suffit à provoquer chez les deux jeunes gens un coup de foudre dont les conséquences scelleront leur destin. La suite est, pour aller vite, une histoire à la Roméo et Juliette, à savoir un amour contrarié qui mène les amants à la mort… à cette différence que Roméo fait figure de tigre mangeur d’hommes à côté de Medjnoûn, que son amour rend pacifique jusqu’à l’extrême. Il en vient même à cesser de manger de la viande et à protéger une gazelle qui lui rappelle Leïla, y compris lorsque son ami et lui-même sont sur le point de mourir de faim dans le désert !

Cette intrigue est relatée dans un style si fleuri et enthousiaste qu’on pourrait le recommander à toute personne qui n’aurait pas le moral, en dépit du triste dénouement de l’histoire. Leïla est ainsi appelée « cette tendre fleur du jardin parfumé de la confiance, cette rose éclatante du printemps de la vie, cette jeune gazelle, dont les grâces enchanteresses eussent subjugué les coeurs les plus indomptables », et le reste est à l’avenant. Les personnages sont tous forts, beaux et intelligents, ce qui n’empêche pas ensuite que certains commettent des erreurs crasses (en particulier les pères qui font obstacle aux amours de leurs enfants). C’est une histoire d’amour qui m’a beaucoup rappelé le genre d’histoire d’amour qu’on peut trouver dans les romans grecs et romains de l’Antiquité (Chéréas et Callirhoé de Chariton, ou bien, pour citer un exemple un peu moins oublié, Daphnis et Chloé de Longus) et qu’on retrouve au XVIIe siècle dans des écrits comme Le Conte des contes de Giambattista Basile ou dans les nouvelles incluses par Cervantès dans la première partie de son Don Quichotte : on y trouve la même rhétorique hyperbolique sur la beauté et les autres qualités des personnages, les mêmes passions échevelées, les mêmes rebondissements romanesques devenus depuis des clichés du genre. Mais je ne sais pas du tout quels liens on pourrait (éventuellement) établir entre ces oeuvres. Pour le savoir, il aurait fallu demander à un ou une vraie spécialiste d’écrire une préface et/ou des notes…

Le contexte où évoluent ces personnages a quelque chose d’exotique à nos yeux : un univers de Bédouins plus ou moins inspiré du XVe siècle, mais en réalité assez atemporel, car en dehors de la mention du calife et du pèlerinage à la Mecque, on ne sait pas grand-chose du lieu et de l’époque précis où se déroule l’histoire. Ce ne sont pas les Mille et une nuits pour autant : il n’y a pas de surnaturel, seulement des passions excessives.

Vus depuis notre XXIe siècle trop porté au cynisme et à l’ironie, les personnages atteignent une telle plénitude dans leurs sentiments que leur romantisme débridé en devient rafraîchissant. Un peu de premier degré fait parfois du bien – quand bien même je me doute que le poète s’inscrit dans une longue tradition littéraire dont j’ignore les codes (j’aurais pu en apprendre un peu plus, si l’édition avait été mieux faite… pardon, j’arrête). Quant à vous, je ne sais pas si cela peut vous plaire : disons qu’il ne faut pas avoir peur des sucreries, mais ce sont des sucreries succulentes, de la première qualité.

Conclusion

Conclusion, eh bien, c’est un texte magnifique, mais qui mérite une véritable nouvelle édition, et même une traduction nouvelle en bonne et due forme, afin de donner à lire un texte entier (et non le texte coupé de partout de la « traduction » de De Chézy), de mettre à jour un certain nombre de traductions de vocables qui ont donné du fil à retordre au traducteur du XIXe siècle (c’est lui-même qui le dit dans plusieurs notes) et de mettre à jour introduction et notes pour refléter l’état actuel des connaissances. J’ai l’air d’en demander beaucoup ? Pas du tout : le grand public a le droit de s’instruire et il n’y a aucune raison de ne lui donner que des réimpressions tiédasses de traductions obsolètes annotées avec des connaissances obsolètes. Il faudra peut-être passer d’abord par une édition universitaire avant d’en venir à de meilleures éditions grand public. Cela implique, naturellement, une recherche française et francophone de qualité, dotée des moyens nécessaires, ce qui est toute une affaire en soi, les politiques ayant une fâcheuse tendance à ne rien connaître au fonctionnement de la recherche (surtout en littérature et en sciences humaines – quoique je doute qu’ils seraient plus à leur aise devant un accélérateur de particules). Mais je ne peux qu’appeler de mes voeux de nouveaux travaux sur ce beau récit, qui mérite sa place dans les classiques littéraires disponibles en français.

Dans le même genre, je ne connais pas grand-chose en littérature persane ou plus ou moins persane, hormis Les Mille et une nuits. En matière de bergers amoureux, il y a bien sûr les Bucoliques de Virgile et Daphnis et Chloé de Longus dans notre coin du monde, mais leurs amours restent assez sages par rapport à la folle passion de Medjnoûn. Dans le monde arabe, à une époque plus ancienne, j’avais lu il y a un bon moment L’épopée de Antar, dont G. Rougier a donné une édition aux éditions Bachari en 2006. Ça se lit bien, mais c’est une épopée plus qu’un roman d’amour pur, avec de nombreux épisodes guerriers (à base de razzias sur des troupeaux, un peu comme certains exploits de jeunesse de Nestor dans l’Iliade). Plus récemment, et dans un autre coin du monde encore, je ne peux pas ne pas penser à Devdas de Sarat Chandra Chatterjee, ce Roméo et Juliette d’Inde paru au début du XXe siècle, dont je parle dans un billet ici, et à ses multiples adaptations cinématographiques, dont celle de 2002 avec Ashwarya Rai et Sharukh Khan dans les rôles principaux. Il y a dans tout le cinéma amoureux bollywoodien un lyrisme achevé tout aussi amusant et rafraîchissant (à mes yeux) que dans ce Medjnoûn et Leïla. Dans les deux cas, ces histoires d’amour s’inscrivent dans des sociétés aux attentes très contraignantes, un peu comme les idylles des jeunes premiers de Molière dans la France pleine de mariages forcés du XVIIe siècle.


[Film] « Josep », par Aurel

17 janvier 2022

Référence : Josep, réalisé par Aurel, France, Belgique, Espagne, 2020, 71 minutes.

Résumé diffusé par le studio

« Février 1939. Submergé par le flot de Républicains fuyant la dictature franquiste, le gouvernement français les parque dans des camps. Deux hommes séparés par les barbelés vont se lier d’amitié. L’un est gendarme, l’autre est dessinateur. De Barcelone à New York, l’histoire vraie de Josep Bartolí, combattant antifranquiste et artiste d’exception. »

Mon avis

Les réfugiés d’hier

C’est l’un de ces films grâce auxquels un cinéaste nous prend la tête et nous tourne les yeux vers des zones d’ombre de l’Histoire peu reluisantes, que beaucoup préfèreraient oublier, mais dont il faut parler pour ne pas reproduire les erreurs commises en ces temps-là. L’affaire n’est pourtant pas si ancienne, et on pourrait penser qu’en France, l’un des principaux pays impliqués dans la Seconde Guerre mondiale, le travail de mémoire serait tel que tout le monde en connaîtrait déjà par coeur les moindres détails. Eh bien non. L’invasion de la Pologne en 1939, on connaît. La dictature franquiste en Espagne et la guerre civile espagnole à l’issue de laquelle Franco opprime tout le pays dans le sang, on connaît un peu aussi. Ce qu’on oublie, c’est que des Républicains espagnols, fuyant la dictature franquiste, sont massivement venus en France durant la guerre, confiants dans cet allié, ce pays des droits de l’Homme, pour les aider à sauver leur vie et leur République. En dépit des efforts du socialiste Léon Blum en 1936, l’opposition de la droite, des radicaux d’Herriot et du président Lebrun avaient abouti à une politique de non-intervention officielle que l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste ne respectèrent nullement, multipliant les soutiens militaires à Franco. La France finit par opter pour un soutien discret en laissant s’organiser un trafic d’armes international favorable aux Républicains espagnols ; ce ne fut pas assez.

De 1936 à 1939, les réfugiés affluèrent vers tout le sud de la France. Ils furent accueillis très diversement. En 1939, le gouvernement les parque dans des centres de contrôle, puis dans des camps de concentration. Ils y souffrent de conditions de vie déplorables, froid, faim, brimades diverses dues aux tensions parfois vives entre réfugiés et entre les réfugiés et les habitants de la région. C’est cette année-là que se situe l’action de Josep.

Le bon côté de l’Histoire

N’importe quelle évocation d’une période aussi polarisée que la Seconde guerre mondiale éveille en nous des questions faussement simples. Comment des régimes totalitaires aussi abjects ont-ils pu se mettre en place et trouver tant de soutien parmi les populations des pays concernés ? Comment les autres pays n’ont-ils pas agi plus vite pour mettre ces dictatures hors d’état de nuire ? Pourquoi tout le monde n’a-t-il pas été résistant en France ? Pourquoi tout le monde n’a-t-il pas aidé les Juifs et, plus généralement, les déportés ? Et enfin : qu’auriez-vous fait, vous, dans un conflit pareil ?

On entend parler de ces conflits à l’école, au collège, au lycée, éventuellement pendant les études ensuite. On regarde des documentaires à leur sujet, des oeuvres de fiction qui se situent à ces époques, films, BD, romans, séries, jeux vidéo parfois. Enfant puis adolescent, les choses étaient claires : des dictatures pareilles, il fallait tout faire pour lutter contre. On ne voyait que trop bien ce que ça donnait si on ne s’en inquiétait pas ! Nos familles, les adultes, les survivants et survivantes, les spécialistes de l’Histoire du XXe siècle, tout le monde nous a averti : n’oubliez pas, ça a été très grave, il ne faut pas que ça se reproduise. Soyez vigilants.

Puis on grandit, et on commence à creuser le sujet. L’aspect humain, comme on dit (quand on parle de ça, on veut généralement dire : l’aspect humain en dehors du fait que des millions de gens se sont fait tuer). Alors on s’intéresse aux zones grises. Les foules de Français qui n’ont été ni résistants, ni franchement collaborationnistes. Les gens ordinaires, ce fameux « Français moyen » qui n’est qu’une construction imaginaire, mais rassurante. On regarde d’autres fictions, d’autres documentaires qui nous rappellent que la vie était difficile pour tout le monde et qu’en plus, à l’époque, vraiment, ce n’était pas si simple de savoir qui étaient les gentils. Il est vrai que des crimes contre l’humanité tels que les camps d’extermination nazis ont été mis en oeuvre en secret (ce qui ne veut pas dire que les espions alliés n’ont pas été au courant). Et tout paraissait si énorme, si monstrueux, si incroyable, que beaucoup de gens préféraient ne pas y croire.

Mais est-ce une raison ? Trop souvent, ces dernières années, je lis une rengaine étrange : « surtout, ne pas juger ». Ne pas juger trop vite, certainement. Mais ne pas juger du tout, se refuser à conclure que tel choix politique, telle attitude individuelle ont été insuffisants, lâches, coupables de déni voire de compromission avec les totalitarismes ? Cela, pardon, c’est nécessaire, c’est même indispensable si nous ne voulons pas trahir, un jour, la mémoire des masses de nos ancêtres et de nos confrères et consoeurs humains du XXe siècle qui ont souffert et qui sont morts en luttant contre ces dictatures. Alors, oui, il faut juger.

Les auteurs de fictions, de par leur formation, ont du mal avec tout ce qui peut s’apparenter à du manichéisme, des gentils louables contre de sales types détestables. Il paraît que c’est trop simple. Dans la réalité, pourtant, on voit tous les jours des histoires bien réelles avec ces deux types de personnages, mais dont le dénouement n’a rien de simple, surtout quand les sales types en question disposent de gros moyens économiques, militaires, etc. et que les gentils n’ont pas un rond. Mais le public, apparemment, risquerait de s’ennuyer, de trouver à redire à ce qu’on lui donne à voir quelque chose qui ressemble à une leçon. Autre rengaine étrange que je vois trop : « ne pas faire de morale ». Pourtant, sans un minimum de morale, il n’y a plus de sociétés humaines qui tiennent. Je parle ici de morale basique, du type « Ne tuez pas les autres, c’est mal » (OK, il y a 5% de cas où ça peut se discuter, mais enfin quand même).

Il y a pourtant bien des cas où, dans la réalité, le « bon côté de l’Histoire » n’est pas si difficile à trouver. Le plus difficile n’est pas nécessairement de déterminer le bon côté de l’Histoire : c’est d’agir pour qu’il prenne le dessus sur les mauvais. Le déni, le défaitisme, la paresse, l’avarice, la désorganisation, le manque d’union, ainsi bien sûr que diverses circonstances extérieures (météo, épidémies…), peuvent nuire à une bonne cause autant que ses pires ennemis ; et il y a là autant d’intrigues intéressantes à concevoir, il me semble, que dans les fictions actuellement à la mode où il faudrait absolument que personne ne soit plus ni complètement « méchant », ni complètement « gentil ».

Pour en revenir enfin à Josep après ce détour plus général, le film sacrifie en partie à cette tendance en nous offrant un récit-cadre sous la forme d’un dialogue entre un grand-père mourant et son petit-fils adolescent. Le grand-père, on nous l’assure, n’est pas un héros : il a été policier en 1939, chargé de garder les camps où étaient internés les réfugiés espagnols. Par chance, le film, qui tient à ne pas non plus plomber le moral de son public (car s’il ne faut pas trop de morale, c’est également mal vu de trop s’attaquer au moral), finit par en faire un type bien, vers la fin – seulement vers la fin. Dans l’intervalle, nous avons des nuances de gris à ne plus savoir qu’en faire : notre policier voit la faim, le froid, la misère, la souffrance, et il ne fait rien, ou alors si peu ! Il voit deux collègues se moquer des réfugiés, les brimer, les battre, les voler, leur pisser dessus, bref, se comporter comme des salopards, et il n’ose rien dire et rien faire. Difficile de ne pas réagir devant sa lâcheté, et c’est certainement ce type de réaction d’indignation que le film cherche à susciter en nous. Mais un peu plus tard, quand le personnage ose enfin réagir, c’est pour se faire tabasser à son tour. C’est dans ce genre de moment que le souci de la nuance déployé par le film menace de l’entraîner vers un autre genre de simplisme. En effet, notre homme a beau être timide et isolé, il reste un policier : il devrait avoir un minimum de formation militaire et de force physique, ainsi qu’une connaissance de base des lois et règlements de sa profession, qui interdisent évidemment ce type de brimades entre collègues. Mais non, rien à faire ! C’est, je trouve, l’une des quelques limites du scénario de Josep.

Trêve de râleries : Josep s’en tire tout de même fort bien dans son évocation de cette époque. Les nuances qu’il montre sont réelles et bien utiles, qu’il s’agisse d’une palette assez vastes de réactions de Français (policiers ou simples voisins) envers les réfugiés, ou d’une palette tout aussi vaste d’atttiudes de la part des résidents du camp, désunis par des tensions politiques (communistes, anarchistes, sympathisants du franquisme) ou diverses discriminations liés à la nationalité ou au colonialisme. Nous voyons des humains, non des saints. Quant au personnage du narrateur policier, il n’est après tout qu’un faire-valoir pour le véritable personnage central du film, Josep Bartolí, Républicain espagnol, combattant antifranquiste et dessinateur. Curieusement, Josep, quoique placé au centre du film, garde un aspect mystérieux. On ne saura pas tout de sa vie, ni avant ni après les guerres qu’il traverse. On ne le voit qu’à travers les yeux du policier qui devient son ami, puis de l’adolescent auquel, dans sa vieillesse, ce policier transmet la mémoire de Josep. Ce parti pris peut avoir quelque chose de frustrant pour qui s’attendrait à un film biographique en bonne et due forme. Mais Josep n’en est pas un. C’est autant, et même davantage, une évocation de l’oeuvre artistique de Josep que de sa vie.

Du dessin à l’animation

Josep trouve sa plus grande qualité dans la manière dont il évoque le rôle de l’art dans la mémoire historique. Josep Bartolí, interné dans un camp parmi des foules disparates de réfugiés, se voit offrir un carnet et un crayon par le policier qui nous narre ses souvenirs. Aussitôt il couvre des feuillets de dessins serrés, denses en détails, où il fixe sur le papier la réalité qu’il voit : les campements, les gens, leur souffrance, les policiers moqueurs qui s’adonnent aux brimades. Ces dessins existent hors du film, on les a conservés. Le réalisateur Aurel, comme il s’en explique dans les bonus du DVD du film, a pris le parti d’intégrer ces dessins à son film, non pas en les animant, mais en optant pour un intermédiaire entre dessin fixe et animation fluide. Les tout premiers plans de Josep nous montrent ainsi trois réfugiés avançant par saccades dans un paysage froid et neigeux, avec des gestes hachés, une progression par à-coups, comme si la bobine du film n’arrivait pas à tourner. On retrouve ce parti pris dans plusieurs scènes de la première moitié du film, aussi longtemps que Josep demeure dans le camp. Les couleurs sont à l’avenant : le beige de la feuille de papier et le trait noir du crayon dominent une palette de grisaille et de couleurs ternes, qui laissent brusquement place à une explosion de couleurs dès la guerre terminée, ou dans les quelques moments où Josep rêve de la peintre mexicaine Frida Kahlo.

J’ai trouvé ces choix pleinement convaincants et très réussis en termes d’animation : ce sont de vrais choix d’auteur qui apportent quelque chose au cinéma d’animation, sans se contenter de lisser les mouvements ou de sacrifier aux conventions d’un style assagi. Ces mouvements saccadés, qui n’arrivent pas à avancer, ne sont-ils pas aussi à l’image de ce passé historique qui ne passe pas, mais qui nous reste en travers de la gorge et du coeur quand nous le découvrons ?

Les réfugiés d’aujourd’hui

Des réfugiés fuient en masse leur pays et arrivent en France avec l’espoir d’y trouver un asile et des alliés pour défendre leurs droits humains contre des dictatures. Le parallèle avec les réfugiés actuels, parqués dans des camps comme celui de Calais, crève les yeux. On ne peut voir Josep sans être frappé par cette répétition de l’Histoire. Le film ne dit rien de bien militant : il se contente de montrer le choix du gouvernement de l’époque, la persistance d’une zone de non-droit où les droits des réfugiés sont constamment bafoués pendant que la population reste ignorante, détourne les yeux, préfère se réfugier dans ses préjugés pour se vautrer dans la xénophobie, ou bien, parfois, comprend, s’indigne et vient à leur aide. Le film ne fait que montrer la souffrance provoquée par nos choix politiques et par l’inaction qui laisse le champ libre à la haine ; les conséquences se déroulent, logiques, avec les souffrances et les morts. Et la honte pour tout notre pays, à jamais.

Devrions-nous nous repentir ? La France devrait-elle présenter des excuses à ces réfugiés maltraités, parfois morts à cause de leurs conditions d’internement déplorables ? Voilà une question que le film ne réclame pas, mais qui s’est posée depuis 1939 et qui continuera à se poser même si on cherche à la taire. Certains conspuent cette repentance comme une séance de flagellation inutile. Je dis, moi, qu’un pays qui sait regarder en face les erreurs de son passé et s’employer à y remédier est un pays plus grand que celui qui s’acharne à les nier. Je dis qu’une devise qui n’est pas appliquée n’est qu’une farce sinistre dont l’ombre pèse sur la conscience et sur le moral de toute la population. Je suis convaincu que le peuple français se porterait bien mieux, si nos gouvernants avaient le courage de se hisser, de nous hisser toutes et tous, à la hauteur des ambitions déployées par les plus idéalistes de nos prédécesseurs. Car l’Histoire montre aussi que les utopies d’hier, de l’abolition de l’esclavage au vote des femmes en passant par les congés payés ou la sécurité sociale, peuvent devenir les réalités d’aujourd’hui et de demain.

On ne peut pas regarder ce film sans être renvoyé au présent. Que faisons-nous pour les réfugiés actuels ? Quelle France voulons-nous ? Quelle existence voulons-nous pour notre pays aux yeux des autres ? Sur quelle base fonde-t-on cette communauté humaine qu’est un pays : sur l’exclusion du reste de l’humanité, ou sur un idéal ancien, exigeant, qui consiste à lui tendre la main et à réclamer, pour tout être humain, la satisfaction de ses nécessités vitales et de sa dignité ? Quels doivent être nos réflexes quand nous nous trouvons devant quelqu’un qui a faim, soif, froid et qui est traité comme moins que rien ? Ne devons-nous pas réclamer pour cette personne les mêmes soins que nous aimerions obtenir, nous, si un jour la misère, la guerre, une dictature ou une catastrophe quelconque nous jette hors de notre pays, parce que l’Histoire a prouvé que ce genre de chose n’arrive jamais qu’aux autres ?

Josep montre un passé qui n’a cessé de se répéter, laissant chacun ressentir, réfléchir, et se forger sur ces questions une conscience intime et citoyenne.

Dans le même genre

Le film le plus puissant que je connaisse en matière de dénonciation du sort des victimes de guerre, c’est bien entendu Le Tombeau des lucioles d’Isao Takahata, chef-d’oeuvre de l’animation japonaise et du cinéma tout court. Un film à hauteur d’enfant, où l’on suit un frère et sa petite soeur dans le Japon ravagé par la Seconde guerre mondiale. Ils ne sont pas réfugiés ailleurs, ils sont dans leur propre pays, mais ils vont mourir et on le sait dès le début. Le recours à l’animation rend cette fiction solidement documentée encore plus poignante. Comment on peut ignorer ce type de problème après avoir vu un film pareil, je ne sais pas.

Sur le sujet des réfugiés de guerre, je n’ai pas vu beaucoup de films. J’ai vu en partie Welcome de Philippe Lioret (2009) qui évoque le sort d’un jeune migrant kurde en route pour l’Angleterre et qui se retrouve coincé à Calais, où il va lier une amitié inattendue avec un maître nageur en plein divorce. Le résultat, sans être magistral, semblait former une porte d’entrée intéressante vers ce sujet. Du côté des livres, je peux vous recommander Bienvenue à Calais. Les raisons de la colère, un tout petit livre créé par deux journalistes, dont l’un est dessinateur de presse et (à la façon de Josep, mais sans être réfugié lui-même) a dessiné le camp, les bidonvilles, les réfugiés, la police.

Si vous ne voulez vous documenter qu’avec quelques clics, plusieurs sites d’associations proposent des informations solidement étayées et proposent des moyens d’action pour aider les migrants. On peut ainsi aller voir le site de L’Auberge des migrants de Calais ou d’Utopia 56 qui proposent leur aide aux migrants arrivés à Calais. Des associations comme Sea Watch interviennent en mer pour éviter que les réfugiés ne meurent en chemin. Notons aussi le site Info migrants qui propose, en trois langues, des actualités sur et pour les migrants, réalisées par des journalistes professionnels de plusieurs pays (notamment RFI et France24 pour les Français du collectif). Sur les personnes sans-abris, migrantes ou simples SDF, citons l’Observatoire des expulsions collectives des lieux de vie informels, qui tente de dresser un panorama chiffré des expulsions pratiquées par la police contre des sans-abris établis dans des tentes et autres lieux de vie improvisés. Josep montrait des policiers en train de voler à des réfugiés leur nourriture et leurs quelques possessions ; rappelons que cela se produit encore quotidiennement en France, aussi bien contre des migrants que contre des SDF dont les tentes, les couvertures, parfois les bagages contenant tous leurs biens, sont confisqués et détruits sur ordre des préfectures.


Markoosie Patsauq, « Kamik. Chasseur au harpon »

3 janvier 2022

Référence : Markoosie Patsauq, Kamik. Chasseur au harpon, texte établi et traduit de l’inuktikut par Valerie Henitiuk et Marc-Antoine Mahieu, La-Roche-sur-Yon, Dépaysage, 2020 (première édition : ᐊᖑᓇᓱᑦᑎᐅᑉ ᓇᐅᒃᑯᑎᖓ, Uumajursiutik unaatuinnamut, Canada, 1968).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Quelque part au nord du monde. Le froid, la faim. Un campement attaqué, des chiens éventrés. Un ours devenu fou. L’expédition punitive tourne mal, le sang rougit la banquise. Un jeune chasseur armé d’un simple harpon se retrouve seul à suivre les traces du redoutable carnassier. Mais en vérité, qui traque qui ?

Rédigé dans une langue sobre, d’une rare intensité, Kamik est l’histoire cruelle de cette chasse au long cours, à la fois haletant récit d’aventures et quête initiatique. C’est aussi le tout premier roman publié par un Inuit du Canada, un geste d’une portée historique et sociale considérable. Traduit fidèlement depuis l’inuktitut, Kamik est un classique de la littérature autochtone nord-américaine.

Markoosie Patsauq est un écrivain inuit du Canada, né en 1941 dans la toundra près d’Inukjuak (Nunavik), au sein d’une famille semi-nomade, à une époque où le mode de vie traditionnel est encore possible. Il devient pilote d’avion, se fait connaître dans le monde entier par ses textes de fiction et ses autres écrits, puis joue un rôle politique en tant que leader communautaire. Il est décédé en mars 2020.

Le texte original, en inuktitut, a été établi puis traduit par Valerie Henitiuk (université Concordia à Edmonton) et Marc-Antoine Mahieu (Inalco).

La préface, le cadrage critique et le mot de l’auteur ont été traduits de l’anglais au français par Charles Gounouf.

Les illustrations des première et quatrième de couverture sont l’œuvre de l’artiste Olivier Mazoué. »

Mon avis

Si, comme moi, vous ne connaissez rien à la littérature inuit contemporaine et que vous avez envie de la découvrir, Le Chasseur au harpon de Markoosie Patsauq est un grand classique. Cette réédition a l’avantage de former une traduction plus fidèle à l’original et d’être présenté par des spécialistes de ce domaine, le tout joliment présenté dans un format pratique (plus grand que du poche, mais légèrement plus petit que du A5). J’ai découvert au passage les éditions Dépaysage, dont les publications, liées aux cultures autochtones et à l’anthropologie, ont l’air diablement intéressantes. Bref, j’ai acheté le livre en confiance, et j’y ai trouvé tout ce que j’y cherchais : une bonne remise en contexte, une présentation de l’auteur et par l’auteur (puisqu’un mot de l’auteur figure en tête du livre) et le récit lui-même. Pas de scories de style ni de fautes d’orthographe. La mise en page est claire, la reliure solide. Naturellement, je ne suis pas en position de donner un avis sur la traduction depuis l’inuktikut, mais, pour tout ce dont je peux juger, c’est une édition de qualité. La seule chose que je n’ai pas bien comprise, c’est la raison qui a poussé le traducteur ou l’éditeur à ne faire figurer en couverture que le titre Kamik alors que le titre original (comme l’indique l’introduction elle-même) semble être Le Chasseur au harpon ; mais ce n’est pas bien méchant.

J’avais découvert l’imaginaire inuit par des recueils de contes et de légendes, qui m’avaient frappé par leur aspect sombre. Les souffrances et la mort y figurent en bonne place… mais, réflexion faite, pas nécessairement plus que dans les mythes et légendes d’autres cultures géographiquement plus proches de mon pays, comme les mythologies grecque, romaine ou nordique. La dureté de certains thèmes abordés ressort simplement davantage lorsqu’on découvre l’histoire entièrement, plutôt que lorsqu’on y a été habitué peu à peu depuis l’enfance. Kamik, le Chasseur au harpon relate un destin qui, à mes yeux, pourrait être qualifié de tragique au sens que le théâtre grec donnait à ce mot, à cette différence que la notion de destin et les divinités n’y sont pas du tout convoquées. Nous ne voyons que des êtres humains aux prises avec un environnement âpre et à des passions humaines, dans un réalisme très terre-à-terre. Le premier auteur auquel je puisse penser pour vous donner une idée de l’ambiance de ce livre est Jack London, avec ses aventuriers livrés aux aléas des éléments et d’une faune sauvage. Mais la ressemblance a ses limites. D’abord, les personnages du Chasseur au harpon ne cherchent pas d’or ou de gloire : ils cherchent simplement à survivre, chez eux et dans les environs, et c’est en cherchant seulement à se nourrir au quotidien qu’ils encourent des périls mortels. Ensuite, on ne trouve pas, chez Kamik, les généralisations théoriques sur la survie du plus fort ou sur le retour à la vie sauvage qu’on croise abondamment dans les pages de L’Appel de la forêt.

Le style, surtout, s’avère très différent. Il donne l’impression d’un texte écrit par un auteur n’ayant aucune culture littéraire commune avec la plupart des auteurs actuels. C’est ce qui peut le rendre déroutant, mais c’est aussi ce qui fait son originalité et, dans une certaine mesure, sa force. Le Chasseur au harpon peut s’avérer une expérience de lecture déceptive et non pas décevante, c’est-à-dire qu’elle peut amener une déception chez quelqu’un qui ne pourrait ou ne voudrait pas surmonter la simplicité apparente de son style. Mais cette simplicité sert si bien l’intrigue, elle exprime si pleinement, en creux, la conception de la vie que l’auteur veut mettre en avant, qu’elle permet au récit d’atteindre à une épure impressionnante, qui m’a parfois rappelé certaines épopées.

Le Chasseur au harpon est un récit relativement court, quelque part entre la novella et le court roman. Ce format, ainsi que la limpidité de son style, en font une porte d’entrée commode dans la littérature inuite. Je ne connais pas encore d’autres auteurs inuits ou des peuples voisins des inuits, mais, dans le même genre, je peux vous recommander de vous intéresser aux contes et aux légendes inuites. Un bon ouvrage pour commencer, accessible à un jeune public autant qu’aux adultes, est Grand Nord. Récits légendaires inuit de Jacques Pasquet, paru aux éditions Hurtubise, collection « Atout », en 2004. Sous un format petit et pratique, il regroupe une douzaine de récits groupés en trois thèmes : le monde des origines, les liens entre les humains et le monde animal, et les liens avec le monde des esprits, les géants et les nains. Du côté du cinéma, même s’il ne s’agit apparemment pas d’un mythe « authentique » mais d’un scénario qui s’en inspire librement, je ne saurais trop vous recommander le petit bijou qu’est le film d’animation L’Enfant qui voulait être un ours, réalisé par Jannick Astrup en 2001. Les graphismes s’inspirent dans une certaine mesure des arts inuits, le scénario est bien ficelé et la musique a été composée par un Bruno Coulais en pleine forme.


Audur Ava Olafsdóttir, « Rosa candida »

20 décembre 2021

Référence : Audur Ava Olafsdóttir, Rosa candida, roman traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, Paris, Zulma, 2007.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« En route pour une ancienne roseraie du continent, avec dans ses bagages deux ou trois boutures de Rosa candida, Arnljótur part sans le savoir à la rencontre d’Anna et de sa petite fille, là-bas, dans un autre éden, oublié du monde et gardé par un moine cinéphile.

« Un humour baroque et léger irradie tout au long de cette histoire où rien décidément ne se passe comme il faut, ni comme on s’y attend. » – Anne Crignon, Le Nouvel Observateur.

« Tant de délicatesse à chaque page confine au miracle de cette Rosa candida, qu’on effeuille en croyant rêver, mais non. Ce livre existe, Auður Ava Ólafsdóttir l’a écrit et il faut le lire. » – Valérie Marin La Meslée, Le Point.

Roman traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson »

Mon avis

Voici un curieux petit livre qui ne paye pas de mine. Sous une de ces couvertures abstraites dont les éditions Zulma raffolent et que je déteste (au cas où : non, ces cercles concentriques orange, vert pomme et gris déprime n’ont pas le moindre rapport avec le contenu du roman), se trouve une histoire qui commence comme une tranche de vie quotidienne des plus banales, avec des phrases simples enfilant les détails terre-à-terre. Et puis, sans qu’on s’en rende compte, on se trouve entraîné dans un univers tout à la fois réaliste, touchant et à l’occasion poétique, où les déboires d’un jeune homme propulsé dans la paternité de manière imprévue se teintent d’un humour autodérisoire et pince-sans-rire pour former un mélange en somme savoureux, mâtiné d’un art de raconter solidement maîtrisé, qui cachait bien son jeu.

Reprenons : Arnljótur vit avec son père en Islande, de nos jours. Il a perdu sa mère, morte dans un accident de voiture, quelques années plus tôt. Célibataire malgré des relations sans lendemain, il peine encore à se sentir à l’aise auprès des autres et en particulier des femmes. Elevé dans une serre, rompu u jardinage, il ne se sent bien que parmi les fleurs ou lorsqu’il en parle. Ses recherches sur les roses le conduisent un jour à quitter la demeure de ses parents pour entreprendre un assez long voyage jusqu’en France, dans un lieu indéterminé où un monastère recèle l’une des plus grandes roseraies d’Europe. Mais une paternité imprévue le rattrape bientôt. Une amie, Anna, avec laquelle il a fugacement fait l’amour dans la roseraie quelques mois plus tôt, a accouché d’une petite fille, Flora Sol, qu’elle élève sans rien lui demander. Jusqu’au moment où mère et fille font à leur tour le voyage jusque dans le minuscule village de montagnes où les deux jeunes gens et le bébé apportent une bouffée de vie soudaine au quotidien bien réglé des moines.

Voilà à peu près comment on peut présenter l’intrigue, mais ce genre de synopsis ne dit pas grand-chose des charmes du livre. Le captivant de la chose provient en effet en bonne partie de l’agencement des informations, du caractère des personnages et, par-dessus tout, de la voix du narrateur, qui alterne entre des descriptions factuelles sans être simplistes et des interrogations personnelles reconnaissant bien volontiers qu’il est toujours devancé par les événements, par les réactions des autres et même par son propre comportement. C’est ce personnage gentiment désaxé, tenté par l’irresponsabilité et par la solitude pour mieux se retrouver surpris par l’amour, qui confère son ambiance particulière à ce roman.

Les maîtres mots de l’ensemble demeurent la nuance et la subtilité. Je ne peux pas parler d’émerveillement, le terme serait trop fort, mais il y en a – une forme d’émerveillement placidement accepté, presque tacite. Dire que le narrateur est dépassé ou surpris serait également trop fort : mieux vaut parler d’un personnage souvent déconcerté et songeur, face à un quotidien où les péripéties les plus minuscules revêtent quelquefois, de manière inattendue, la solennité symbolique d’un mystère qui lui échappe, le déborde et l’envahit. Le réalisme magique ne serait pas loin, le romantisme non plus, mais l’originalité du livre consiste justement à ne jamais y tomber et à tenir ce jeu d’équilibriste, plus savant qu’il n’en a l’air, pour s’aventurer pas loin sans quitter le réalisme. Il y a quelque chose de déceptif dans cet univers romanesque, une sorte de fêlure ou d’échec qui plane sur l’ensemble, mais sans non plus revêtir les atours grossiers du désespoir ou de la tragédie : si quelque chose hante le narrateur, c’est une mélancolie diffuse plus que du chagrin. Ce dosage savant tient bon jusqu’à la fin, non pas triste mais en demi-teinte.

Sur le moment, j’ai bien aimé ce roman, sans en être passionné, et je n’aurais pas pu dire qu’il m’a bouleversé ou qu’il a changé ma vie, encore moins qu’il m’aurait mis une claque, métaphore bien brutale pour de la littérature et trop souvent employée par les gens pour signifier leur enthousiasme. Ce n’est vraiment pas le genre de ce livre. Et pourtant, il s’avère vite évident qu’Olafsdóttir possède un art consommé du roman. Je ne serais pas surpris que ce livre revienne planer dans ma mémoire aux jours et aux heures qui lui plairont, et que ses personnages se découpent encore nettement parmi mes souvenirs de lecture dans plusieurs années. Là encore, « inoubliable » paraît un mot trop fort, mais « un souvenir durable » ou « entêté », peut-être. Le temps le dira. En attendant, si vous aimez ce genre d’intrigue faussement banale et ce genre d’atmosphère toute en nuances, loin des effets voyants et des sentiments violents relatés à coups de grosse caisse, Rosa candida a une promenade à vous faire faire.


Odile Weulersse, « Disparition sur le Nil »

6 décembre 2021

Référence : Odile Weulersse, Disparition sur le Nil, Paris, Hachette jeunesse, Le livre de poche jeunesse, 2006 (lu dans une réédition de 2007).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Rouddidite, la femme du nain Penou, a disparu. Qui l’a enlevée ? Où la retrouver ? Tétiki, Penou et le singe Didiphor partent à sa recherche dans le désert de l’Ouest, dans les mines d’or de Nubie et jusqu’au pays de Kousch (sic, pour « Koush »). Naufrage, emprisonnement, forteresse imprenable et ruse de la perfide espionne Makaré jalonnent cette poursuite, où Tétiki va encore faire preuve de tout son courage. »

Mon avis

Après Les Pilleurs de sarcophages et Le Secret du papyrus, que j’ai tous deux chroniqués ici, Disparition sur le Nil forme le troisième volet de la trilogie de la romancière pour la jeunesse Odile Weulersse consacrée aux aventures de Tétiki et Penou en Égypte ancienne, au temps du pharaon Ahmôsis Ier. S’il reste possible de le lire indépendant des autres, on en profite nettement mieux en ayant d’abord lu les deux volumes précédents, puisqu’il met en scène les mêmes personnages principaux, qui ont encore grandi et accédé à de nouvelles responsabilités, et qui vont se trouver confrontés à leurs vieux ennemis.

Ma lecture de ce volume a commencé par une surprise désagréable : les images intérieures sont de mauvaise qualité, très pixélisées. Cela rend la lecture de la carte géographie qui ouvre le livre plus difficile (certains noms écrits en petite taille en deviennent illisibles). C’est aussi très gênant pour les illustrations, puisque, contrairement aux deux volumes précédents, celui-ci ne contient aucune illustration en pleine page, mais uniquement des images de petite taille en tête de chapitre… dont les détails délicats sont massacrés par la pixélisation, donc. Une négligence coupable de la part de l’éditeur, au point que j’aurais envisagé de ne pas acheter le livre si je m’en étais rendu compte avant l’achat (je n’ai pas eu l’occasion de le feuilleter avant de l’acheter). Comme, en plus, le roman est bien intéressant, je lui souhaite de bénéficier d’une réédition qui corrigera ces manquements fâcheux !

Notons que le livre se termine par deux pages de vulgarisation historique et géographie au sujet du Nil, dont les personnages remontent le cours au fil des chapitres.

Comme dans les deux romans précédents, l’aventure et le voyage restent les maîtres-mots de l’intrigue, qui s’ancre avec précision dans le temps et l’espace de l’Égypte ancienne. Cette fois, nos héros se dirigent vers le Sud, au sein d’une expédition militaire d’Ahmôsis, déterminé à reprendre le contrôle des mines d’or de Nubie et des forteresses égyptiennes conquises par le royaume de Koush, avec lequel l’Égypte voisine au sud, pendant la période de la domination hyksôs. Les différentes forteresses et les mines correspondent à des localités antiques réelles ayant donné lieu à des fouilles archéologiques. L’annexe en fin de livre indique que certaines forteresses ont été englouties dans le lac Nasser au moment de la mise en service du barrage sur le Nil dans les années 1960 (contrairement au temple d’Abou Simbel, qui a été déplacé moyennant d’énormes travaux et a ainsi pu être préservé).

En dehors de ces visites de lieux célèbres, l’intrigue se renouvelle avec des événements jamais vus dans les deux volumes précédents, notamment une inondation qui scelle le sort d’un personnage récurrent de la trilogie. Plusieurs animaux sauvages dépaysants interviennent également dans l’histoire, avec, parfois, un rôle important.

Les personnages, quant à eux, sont encore approfondis par rapport au roman précédent, moins dans leurs relations que dans les détails de leur histoire personnelle. Tétiki a bien entamé sa dix-septième année et est donc presque adulte ; son rôle dans les dernières péripéties du Secret du papyrus l’a engagé fermement dans une carrière militaire. J’ai trouvé qu’on ne savait pas grand-chose de ses émotions ou de ses réflexions sur ce sujet (cela m’avait un peu manqué dans le final du roman précédent, mais c’est dans celui-ci que l’absence de ce type de détail m’a le plus manqué). Ses liens affectifs avec Penou, Rouddidite et Ramose sont mieux évoqués. Je me suis parfois demandé comment Tétiki et Penou parvenaient à rester amis puisqu’ils n’arrêtent pas d’être en désaccord et de se chambrer l’un l’autre sans beaucoup d’humour ; au moins, leur inquiétude l’un pour l’autre en cas de péril rend leur amitié plus sensible. Tétiki garde un côté jeune premier générique un peu décevant par rapport au degré d’approfondissement dont il bénéficiait dans le premier volume. Rouddidite, de son côté, se trouve moins mise en avant que dans Le Secret du papyrus où elle apparaissait pour la première fois, et le rôle peu glorieux de femme enlevée qu’elle endosse dès les premières pages m’avait laissé craindre le pire, mais elle arrive à faire deux ou trois choses importantes.

Le personnage qui bénéficie de tous les soins de l’auteur dans ce volume reste visiblement Penou, qui a bien mérité sa place sur la couverture. Quand on sait qu’Odile Weulersse n’avait pas planifié dès le départ d’écrire une trilogie, on ne peut que constater à quel point elle tire ingénieusement parti des détails sur l’histoire personnelle des héros qu’elle avait semés dans le premier roman puis dans Le Secret du papyrus. C’est en effet grâce à son passé d’esclave que Penou se trouve être le personnage qui connaît le mieux la région où il doit se hasarder de nouveau, cette fois accompagné de Tétiki. Ses sentiments pour Rouddidite sont, en outre, toujours aussi vifs, et il joue un grand rôle à plusieurs moments de l’intrigue où il se trouve séparé de Tétiki. Après Penou, le personnage le mieux utilisé m’a paru être Didiphor, qui n’a pas fini de montrer son intelligence, mais devient aussi parfois un enjeu dramatique en tant qu’animal vulnérable (la maltraitance gratuite d’animaux étant un moyen classique et efficace de montrer la méchanceté d’un « méchant » dans un roman d’aventures).

En dépit du côté un peu routinier que prennent les aventures de Tétiki et Penou quand on en enchaîne la lecture en peu de jours, j’ai donc trouvé que Weulersse parvenait à se renouveler en termes d’intrigues, et ce n’est pas sans émotion que j’ai assisté à leur confrontation finale avec leurs derniers ennemis et au dénouement qui les voit accéder au statut d’adultes.

Au chapitre des regrets, le style et l’approfondissement de l’intériorité des personnages m’ont paru inégaux selon les scènes. J’ai parfois eu le sentiment que Weulersse faisait avancer son histoire à marche forcée pour accumuler les péripéties. Par exemple, la fin d’un des personnages récurrents de la trilogie, qui survient dans les premiers chapitres, est relatée d’une manière assez abrupte et décrite sans grande émotion de la part des personnages par rapport à l’importance de l’événement. De ce point de vue, heureusement, le roman s’améliore dans sa seconde moitié, comme si la perspective de devoir dire au revoir à ses héros avait incité l’autrice à s’appesantir davantage sur leurs émotions. Enfin, si de manière générale Weulersse est toujours aussi habile à insérer dans ses histoires des détails de la vie quotidienne et de l’histoire antique, certains détails de l’intrigue pèchent par manque de vraisemblance, notamment l’absence de Rouddidite lors de la dernière grande scène avec Makaré, alors qu’elle a toutes les raisons de se trouver là, et le peu d’émotions qu’elle manifeste après cette confrontation. Je crois néanmoins que ce type de roman jeunesse doit probablement répondre à des contraintes fortes, notamment en termes de nombre de caractères, qui ne doivent pas faciliter un traitement régulier de tous les aspects d’une histoire.

En dépit de ces quelques réserves, j’ai eu beaucoup de plaisir à suivre Tétiki, Penou et Rouddidite dans ces trois romans. Je suis très heureux d’avoir pris la peine de revenir sur Les Pilleurs de sarcophages une fois adulte, car cela m’a permis de me pencher sur la manière dont Weulersse avait conçu ce roman et ses suites, et de prêter l’attention qu’il mérite à l’important travail de documentation et de conception d’intrigue qui préside à ce type de livre. Une fois un roman terminé, tout peut sembler s’enchaîner avec facilité, mais cela n’a en réalité rien de simple de conjuguer harmonieusement des aventures variées, crédibles et haletantes vécues par des personnages tout jeunes, la mise en scène d’une époque lointaine pas nécessairement plus favorable à la liberté de mouvement des jeunes gens que la nôtre, et un soin de vulgarisation historique constant qui ne relève pas du cours d’histoire mais se glisse à toute occasion dans les ressorts même de l’intrigue. Il faut un véritable talent de romancière pour y parvenir, et Weulersse possède sans aucun doute un grand talent dans ce domaine. Si elle n’est pas la meilleure sur le plan du style, peu d’auteurs parviennent aussi bien qu’elle à marier l’Histoire et le roman sous une forme aussi instructive, divertissante et accessible.


Odile Weulersse, « Le Secret du papyrus »

22 novembre 2021

Référence : Odile Weulersse, Le Secret du papyrus, Paris, Hachette jeunesse, 1998 (lu dans une réédition au Livre de poche jeunesse, 2001).

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Une nouvelle mission s’offre à Tétiki : rapporter à Pharaon une pierre bleue très rare. Accompagné de ses amis Pénou (sic) le nain danseur, et Didiphor, le singe, il prend le chemin du désert… sans se douter que, dans l’ombre, des espions ne le quittent pas des yeux…

La célèbre trilogie d’Odile Weulersse, composée de : Les Pilleurs de sarcophagesLe Secret du papyrus – Disparition sur le Nil, s’est vendue à plus d’un million d’exemplaires. »

Mon avis

Ah, la faute d’accent sur le quatrième de couverture (« Pénou » alors que le nom du nain danseur est « Penou »)… et puis cette mention troublante : « Tome 2 », sous le titre, qui sème la confusion en laissant croire que Le Secret du papyrus serait formé de deux tomes, alors qu’il aurait fallu indiquer plus clairement : « tome 2 de la trilogie égyptienne ». Une relecture de plus n’aurait pas nui à ce quatrième de couverture ! Heureusement, le texte, lui, est bien relu, la reliure semble solide, et tant la couverture que les illustrations intérieures sont également de qualité tout à fait honorable.

Le Secret du papyrus est donc un roman historique pour la jeunesse situé en Égypte ancienne. Il peut être lu de manière autonome, mais on en profite mieux si on le lit après Les Pilleurs de sarcophages, dont il forme la suite et dont il reprend les principaux personnages. Ayant relu et chroniqué ici Les Pilleurs… il y a quelques semaines, je me suis plongé dans ce deuxième volume. Que vaut donc cette suite ?

Si Les Pilleurs de sarcophages se déroulait dans un nombre de lieux restreint (Éléphantine, Thèbes et la « vallée des nobles », actuelle Dra Abou el-Naga), le voyage forme le thème principal du Secret du papyrus. Byblos, le désert, la prestigieuse Babylone et la ville assiégée de Sharouhen, autant de destinations prestigieuses situées hors d’Égypte que Tétiki, Penou et le singe Didiphor vont découvrir au fil des pages dans une véritable petite odyssée terrestre. Le moins que l’on puisse dire est que le roman est riche en événements : l’intrigue est extrêmement dense, ce qui, de mon point de vue de lecteur adulte, donne presque l’impression de regarder une vidéo en accéléré, tant les situations se nouent et se dénouent rapidement, laissant place à de nouvelles destinations. Je préfère les romans qui prennent davantage le temps de décrire les lieux, de poser les scènes, d’installer une ambiance, avant de passer à la suite. De toute évidence, Weulersse, volontairement ou non, réduit les descriptions à la portion congrue – sans pour autant y renoncer tout à fait : même quand il n’y a que deux phrases ou trois mots pour brosser un paysage, les détails typiques de l’époque abondent, ménageant un dépaysement efficace, lui-même visiblement fondé sur un travail de documentation sérieux. Pour peu qu’on se contente de quelques mots pour imaginer le résultat, les paysages sont variés et grandioses. L’intériorité des personnages, sans passer à la trappe, m’a paru plus inégalement développée que dans le roman précédent, du moins pour ce qui concerne Tétiki, lequel, moins tourmenté que dans Les Pilleurs de sarcophages, paraît plus plat à côté de Penou et de Rouddidite.

Je me demandais comment Weulersse allait se renouveler pour un deuxième roman égyptien après Les Pilleurs de sarcophages, qui abordait les sujets les plus connus du grand public en matière d’Antiquité égyptienne, à savoir les tombes, les momies et le rapport à l’au-delà. Le renouvellement est complet en matière de décors et de types de dangers affrontés, puisqu’il n’est plus du tout question de tombeaux ou de momies dans Le Secret du papyrus, mais plutôt de diplomatie internationale, de commerce et, en filigrane, de rencontres entre les cultures. Avec, en prime, une évolution des deux héros, puisque Penou découvre l’amour. Quant aux ennemis mémorables du premier volume, ils sont de retour avec des rôles répartis différemment : tandis qu’Antef était le principal antagoniste de Tétiki dans Les Pilleurs…, c’est ici Makaré qui prend une importance beaucoup plus grande. Je ne serais pas surpris d’apprendre que l’écrivaine nourrit une certaine affection pour ce personnage retors et redoutablement doué, dont l’histoire et la famille, inconnues jusque là, se trouvent développées et utilisées pour le cœur de l’intrigue. Le fait est que Makaré forme une solide « méchante », et chacun sait que c’est un ingrédient essentiel pour un roman d’aventures réussi.

Mais à côté de ces personnages déjà connus des lecteurs des Pilleurs…, un nouveau personnage principal très marquant apparaît dans Le Secret… en la personne de Rouddidite, adolescente comme nos héros. Rouddidite apporte un rééquilibrage bienvenu en ajoutant un personnage féminin au duo des personnages principaux, qui devient un trio. Son défaut est de cumuler un peu trop de qualités à la fois (beauté, agilité, ruse, souplesse, moralité sans faille…), ce qui fait penser à un travers que nos amis anglophones appellent la « Mary Sue » (on consultera à ce sujet l’article du site TV Tropes si vous maîtrisez la langue de Star Trek). J’ai cependant trouvé son personnage bien intégré aux autres et l’intrigue qui la concerne bien ficelée.

Outre ces personnages principaux, des personnages secondaires variés ponctuent le voyage de Tétiki et Penou, mais pas en nombre excessif, ce qui ménage une lecture pas trop ardue aux jeunes lecteurs et lectrices qui auraient du mal à s’y retrouver avec des intrigues contournées. La structure de l’intrigue, sous forme de voyage aux étapes bien marquées, devrait également leur faciliter la compréhension du livre. La carte géographique, bien faite, fournie au début du roman ne sera tout de même pas de trop pour bien situer les différents lieux de l’intrigue.

L’habileté de Weulersse à tirer parti de sa documentation sur l’époque mise en scène ressort une nouvelle fois dans ce deuxième opus des aventures de Tétiki et Penou. J’ai apprécié le comportement des personnages, guidé par les croyances de l’époque (la consultation du kâ, la foi dans les dieux, dans les ancêtres et dans le pouvoir prémonitoire des rêves) ; la mise en scène de détails du quotidien qui montrent tout l’écart entre ce passé et notre présent (notamment la médecine antique qui a de quoi nous faire ouvrir des yeux ronds – sujet que je me souviens d’avoir aussi croisé dans Tumulte à Rome, autre roman de Weulersse) ; l’insertion des voyages de Tétiki et Penou dans la diplomatie complexe du Proche-Orient ancien où l’Égypte est à cette époque une puissance réémergente ; et la mise en scène d’innovations récentes à l’époque d’Ahmôsis Ier, comme l’utilisation de chars de guerre ou encore… les chevaux, eux aussi apportés en Égypte par les Hyksôs, mais utilisés jusque là par les Égyptiens comme animaux de bât pour tirer les véhicules et non comme montures. L’économie sans monnaie est également mise en scène dans plusieurs passages : il n’y a ni pièces, ni billets, tout repose sur le troc d’objets plus ou moins volumineux et précieux. Enfin, le jeune âge de nos héros n’est jamais oublié et constitue un obstacle en soi pour plusieurs de leurs démarches. Là encore, la façon dont ils se tirent d’affaire prend soin de rester à peu près crédible pour la société de l’époque (notamment grâce à l’aide de personnages adultes).

On pourra trouver à bon droit certains passages un peu clichés, en particulier ce qui concerne les Bédouins. L’élevage de moutons, la razzia, l’affabilité et les négociations commerciales, tout cela pourrait se passer facilement des siècles après, dans d’autres régions. Oui, mais… c’est assez normal, dans la mesure où la documentation sur les populations nomades des steppes de Syrie au XVIe siècle avant J.-C. reste très limitée ! Il en va de même de l’histoire politique de la vallée de l’Euphrate et de Babylone, que nos héros explorent dans ce roman : particulièrement embrouillée et mal connue dans le détail, quelque part entre l’invasion hittite et la mise en place de la dynastie kassite, cette période demeure passionnante à faire connaître à un vaste public, et Weulersse y case allègrement tout ce qu’on peut à peu près en savoir, des costumes à la religion jusqu’à la fameuse ziggourat (déjà construite à ce moment, selon toute probabilité). Pour ma part, je préfère largement un roman qui invite le lectorat à s’aventurer en esprit dans ces lieux et périodes encore peu mises en valeur auprès du grand public, en s’affrontant vaillamment aux limites de la documentation, plutôt que des romans qui se contenteraient de ronronner sur les périodes les mieux documentées et les plus vendeuses. Creuser la part de documentation de ce roman à l’occasion de ce billet de blog m’a montré toute la difficulté qu’a dû poser son écriture et m’a fait apprécier l’ambition louable d’Odile Weulersse de faire découvrir à son lectorat des périodes moins connues du grand public.

La mise en scène de l’époque trouve ses rares limites dans l’opposition assez simpliste entre « gentils » Égyptiens et « méchants » Hyksôs qui essaient d’envahir et de dominer l’Égypte. Comme je l’ai montré dans ma chronique des Pilleurs de sarcophages, il s’agit d’une vision des choses influencée par le discours des auteurs égyptiens antiques sur cette période, mais que les découvertes archéologiques ont conduit à nuancer fortement. Encore ce reproche est-il moins valable pour Le Secret du papyrus que pour Les Pilleurs…, puisqu’on y découvre un personnage qui, quoique hyksôs, va passer du côté de nos héros… en un retournement d’une subtilité moyenne, mais bien justifié dans l’intrigue.

D’autres détails semblent relever davantage d’une commodité scénaristique, comme la « fleur qui fait aimer », qui m’a davantage rappelé le philtre d’amour de Tristan et Yseut que l’Égypte antique, mais qui s’insère très bien dans l’imaginaire égyptien antique où les plantes forment des remèdes puissants, souvent à la limite de la magie. Comme souvent avec le surnaturel chez Weulersse, l’ambiguïté est savamment ménagée, de sorte qu’on peut considérer que ce sont les personnages qui s’autopersuadent de l’efficacité magique de tel ou tel expédient. Une autre ficelle narrative, assez voyante dès qu’on lit plusieurs romans de Weulersse, est le coup du héros accusé injustement et qui doit se disculper en faisant éclater lui-même la vérité. Je crois que cette situation dramatique typique doit figurer dans à peu près tous les romans de Weulersse que j’ai lus jusqu’à présent ! (Mais je suis loin de les avoir tous lus.) Moins grave, mais amusant à lire d’un point de vue méta : la présence bien pratique d’un vieillard qui conseille à plusieurs personnages d’aller à un même endroit, et dont le conseil est aveuglément suivi par tous ces personnages, alors que ce type n’est qu’un inconnu croisé dans la rue. Mais l’intrigue doit avancer vite et ne peut sans doute pas s’autoriser les détours, et donc les pages supplémentaires, qu’un roman pour adultes aurait le temps de prendre pour mieux ménager la vraisemblance. Enfin, le titre même du roman, Le Secret du papyrus, m’avait fait attendre une affaire de message crypté à déchiffrer ou de manuscrit ancien : il n’en est rien, et, bien qu’il ait une certaine importance dans l’histoire, le papyrus reste un élément assez discret par rapport à ce que le titre semblait annoncer. Un titre comme La Quête du lapis-lazuli aurait été plus approprié.

En dépit du sérieux global de l’intrigue, Weulersse n’oublie pas non plus l’humour et un certain sens du « méta » qui offre un regard plus ludique sur l’intrigue. C’est par exemple le cas de l’intervention de la harpiste Nofret, qui apparaît peu, mais de manière décisive, et qui émet à la fin du livre une remarque qui semble s’adresser au lectorat, comme pour dire : « Et vous, aviez-vous prévu que cela se terminerait de cette façon ? » Dans une moindre mesure, la scène de poursuite avec Didiphor à Babylone m’a irrésistiblement fait penser à une allusion à King Kong, mais c’est peut-être le fait de savoir que Weulersse a fait des études de cinéma avant de devenir romancière qui me fait penser à ça.

Les illustrations intérieures de Bruno David sont de bonne facture et mettent en valeur, d’une part les costumes et coiffures antiques, d’autre part le suspense (plusieurs illustrations sont scindées en deux cases, d’une manière qui évoque un storyboard de cinéma). J’ai été étonné de constater qu’elles présentent toutes une sorte de texture granuleuse, comme des nuages de sable superposés à l’image et qui ne sont parfois pas à leur place (dans l’illustration de la tempête de sable, ça va, mais pour l’entrevue au palais…). J’en suis à me demander s’il ne s’agit pas d’un problème à l’impression.

En somme, Le Secret du papyrus est un roman d’aventures plaisant, au rythme effréné, qui ménage une grande promenade dans le Proche-Orient antique et parvient à se renouveler suffisamment pour maintenir l’intérêt, y compris quand on a lu Les Pilleurs de sarcophages. La trilogie se clôt quelques années après avec Disparition sur le Nil, dont je vous parle dans cet autre billet.


[Film] « Le Peuple loup », de Tomm Moore et Ross Stewart

8 novembre 2021

Référence : Le Peuple loup (Wolfwalkers), réalisé par Tomm Moore et Ross Stewart, Irlande-Luxembourg-France, 2020, 103 minutes.

Une trilogie de légendes irlandaises

Le Peuple loup est le troisième film d’animation de Tomm Moore inspiré du folklore irlandais après Brendan et le cycle de Kells (2009) et Le Chant de la mer (2014). Brendan s’inspirait du livre de Kells, un fameux manuscrit médiéval, et de ses superbes enluminures, pour imaginer les aventures d’un petit moine dans la vaste forêt qui avoisine son monastère menacé d’invasion par les Hommes du Nord. Le Chant de la mer, comme son nom l’indique, abordait les croyances maritimes, dont les selkies, créatures féminines capables de se changer en phoques, ainsi que les légendes entourant le dieu celtique Manannan Mac Lir.

Le Peuple loup fait retour à l’univers des forêts, en s’inspirant cette fois de la légende irlandaise des wolfwalkers, un type local de loups-garous du folklore du sud-est de l’Irlande (connu surtout par la légende des loups-garous d’Ossory). L’intrigue se déroule à Kilnenny, au début du XVIIe siècle, au temps où les Anglais, dirigés par le Seigneur Protecteur (un seigneur chrétien fanatique qui ressemble furieusement à Cromwell), sont en train de conquérir l’Irlande païenne. La ville s’étend de plus en plus et, rompant le pacte ancien qui liait les bûcherons aux puissances de la forêt, les bûcherons sont sommés de déboiser toujours plus loin pour faire place aux cultures. Or la forêt abrite de nombreux loups, mais aussi les wolfwalkers, des êtres mystérieux, humains mais capables de se changer en loups la nuit, et dotés de pouvoirs de guérison.

Robyn est la fille d’un fameux chasseur de loups anglais venu en Irlande au service du Seigneur Protecteur. En Angleterre, elle s’était habituée à accompagner son père à la chasse. Elle tire déjà un peu à l’arbalète et elle se verrait bien devenir chasseuse de loups, comme lui. Mais voilà : depuis la mort de sa mère, les choses ne se passent plus aussi bien avec son père, et, maintenant qu’ils sont en Irlande, ce dernier s’est mis en tête de lui donner une éducation féminine plus convenable. Mais le père, avant tout, s’inquiète pour sa fille. Hors de question de s’aventurer dans la forêt, avec tous ces loups qui pullulent !

Naturellement, Robyn ne va pas tarder à désobéir, persuadée qu’elle peut aider son père à chasser les loups. Mais elle va vite perdre le contrôle de la situation, et elle va se trouver confrontée aux loups et à Mebh, une louve-garou. Alors que le fragile équilibre entre la ville et la forêt vole en éclats sous la coups de boutoir du Seigneur Protecteur et de ses soldats, les deux fillettes sont les seules à pouvoir trouver la solution à cette situation explosive.

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Mon avis

Le Peuple loup est une merveille. Visuellement et musicalement, le film arrive à être encore plus beau que les deux précédents du même réalisateur, qui plaçaient pourtant la barre bien haut. Les personnages sont basés sur des formes géométriques simples qui les campent de manière bien distincte, mais cela ne devient jamais rigide (à l’exception des soldats, dépeints délibérément comme des sortes de pantins anguleux). L’animation et la composition des plans utilisent à plaisir ces bases géométriques pour former de magnifiques tableaux vivants qui, une fois animés, sont d’une belle fluidité. Mais la force des graphismes qui frappe à chaque image, ce sont les décors fourmillant de détails, les paysages, la forêt, les bâtiments, les vêtements, dans la même veine celtique déjà si réussie dans Brendan et Le Chant de la mer et qui semble trouver ici un degré d’aboutissement supplémentaire. J’aurais voulu pouvoir figer l’image ou la ralentir pour mieux tout admirer, et j’ai hâte de revoir le film en DVD pour pouvoir le faire ! L’univers visuel du film comporte aussi des trouvailles bienvenues, notamment pour visualiser les sens spécifiques aux loups et aux wolfwalkers, comme l’odorat et la perception des esprits. C’est très compréhensible, c’est beau et cela enrichit nettement l’univers du film.

Le scénario est d’une redoutable ingéniosité. Les personnages sont attachants et bien développés – à commencer par le père de Robyn, qui n’a pourtant pas le beau rôle ensuite, ce qui rend l’histoire beaucoup plus intéressante et permet à tous les publics, enfants et parents, de s’identifier aux personnages (le dossier de presse du film le conseille « dès 8 ans »). On comprend à la fois la curiosité et l’envie d’être utile de Robyn, et le besoin que ressent son père de l’empêcher d’enfreindre les règles, de peur de la voir se mettre en danger et de s’attirer la colère des autorités du Seigneur Protecteur. Le sac de nœuds qui s’est noué à Kilkenny se resserre implacablement autour des héroïnes, qui vont avoir fort à faire pour s’en sortir. C’est bien rythmé, soutenu sans être frénétique, avec de l’action, beaucoup d’émotions, mais aussi des touches d’humour bienvenues (j’ai adoré la tête des moutons et des loups de la meute, tour à tour effrayants quand ils chassent et complètement délurés quand ils sont dans leur tanière).

Impossible aussi de ne pas évoquer la musique du film. Comme dans les deux films précédents de cette trilogie irlandaise, Tomm Moore a travaillé avec le compositeur français Bruno Coulais (primé à de multiples reprises, citons notamment Microcosmos, Himalaya : l’enfance d’un chef, Les Choristes ou encore Les Rivières pourpres, mais aussi, en animation, la bande originale déroutante et captivante du conte inuit L’Enfant qui voulait être un ours) et avec le groupe de musique celtique Kila. Le résultat est, une nouvelle fois, enchanteur. Se sont jointes à eux des chanteuses variables selon les films : cette fois, citons notamment Aurora, qui interprète une chanson préexistante, Running with the Wolves, très bien utilisée dans l’une des scènes marquantes du film.

A posteriori, je distingue les influences qui ont pu inspirer Le Peuple loup. Le film peut rappeler Princesse Mononoke par sa confrontation entre ville et forêt et par sa jeune femme chevaucheuse de loups : par certains aspects, Mebh est une sorte de Princesse Mononoke junior, mais alors avec le sourire dentu d’un Totoro (et la crinière et la vitesse d’un Sonic !). Difficile, bien sûr, de ne pas penser à Rebelle des studios Pixar, puisque les deux films partagent certains de leurs principaux thèmes : la transformation ey la parentalité. Malgré cela, Le Peuple loup ne se contente ni d’imiter ni de surfer sur une tendance. Solidement ancré dans la culture irlandaise, son histoire et ses légendes, il a également su bâtir un univers doté d’une personnalité bien affirmée. Cela passe en partie par les graphismes et la musique, qui approfondissent la veine entamée par Brendan et le secret de Kells, dont Le Peuple loup donne l’impression d’être une sorte de pendant féminin encore plus épique. Mais le scénario n’est pas en reste, avec par exemple son utilisation intelligent du thème du loup-garou (absent de Mononoke) et un tableau plus nuancé de la relation entre parents et enfants (le père de Rebelle paraît bien insouciant et assez peu approfondi à côté de celui de Robyn dans Le Peuple loup, et la mère de Mebh se sent bien mieux sous une peau d’animal que celle de Mérida !).

Autre qualité : les personnages secondaires sont étonnamment fouillés et bien mis en valeur par rapport aux grosses productions Disney ou Pixar. Le paysan qui apparaît dès la première scène et peut paraître n’être là que comme faire-valoir fugitif des wolfwalkers s’avère finalement une figure récurrente, qui joue son petit rôle dans l’intrigue. Le « grand méchant », le Seigneur Protecteur, agit de manière destructrice et implacable, mais il n’est pas réduit pour autant à une figure maléfique caricaturale et grimaçante : il se révèle par touches progressives et c’est au public de comprendre, peu à peu, qu’il a affaire à un conquérant fanatique et dangereux. Enfin, si le film met en scène des compagnons animaux (Merlin, le faucon de Robyn, et la meute des loups qui suivent Mebh et sa mère) qui, au premier regard, peuvent rappeler les familiers incontournables des classiques Disney, leur traitement dans l’intrigue se révèle d’un réalisme inhabituel. Les animaux ne parlent pas, ils sont dépeints d’une manière zoologiquement réaliste et les ambivalences de leurs relations avec les humains ne sont pas gommées (Merlin est un compagnon de chasse précieux mais s’avère vulnérable ; les loups suivent Mebh et l’aident à protéger certains humains, mais croqueraient volontiers les moutons et les paysans si les wolfwalkers ne les retenaient pas). Tout cela fait gagner l’ensemble en maturité, sans nous priver de moments de partage émouvants entre humains et animaux.

J’ai eu l’impression d’avoir affaire à un film grandiose et à une prouesse d’animation, comme au temps de la grande époque des Disney. Les multiples récompenses que le film a déjà raflées sont amplement méritées. Je souhaite qu’elles attirent l’attention du public sur les deux films précédents de Tomm Moore, car Brendan et le secret de Kells et Le Chant de la mer méritent eux aussi de rassembler un vaste public.

Un futur classique, à voir de préférence sur un grand écran pour bien profiter de la multitude des détails des images.

Dans le même genre, outre les deux films précédents de Tomm Moore, ce type d’intrigue merveilleuse en forêt me rappelle Le Jour des corneilles de Jean-Christophe Dessaint, qui semble être injustement passé sous les radars du grand public, et dont j’avais parlé ici. Si ce sont les histoires de loups-garous médiévaux qui vous attirent, je ne peux que vous recommander chaudement le court-métrage Bisclavret d’Emilie Mercier, qui est une petite merveille inspirée de l’univers visuel des vitraux d’églises médiévales ; j’en parle là. Enfin, une fois le public enfantin du Peuple loup devenu plus grand, il sera temps de lui faire voir Princesse Mononoke de Hayao Miyazaki, qui est un classique du cinéma, mais dont l’univers plus sombre et l’intrigue plus complexe le réservent à un public adolescent et adulte plutôt qu’enfantin.


Victoire Tuaillon, « Les Couilles sur la table »

26 octobre 2021

Référence : Victoire Tuaillon, Les Couilles sur la table, Paris, Binge audio éditions, 2019.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Qu’est-ce que ça veut dire d’être un homme, en France, au XXIe siècle ? Qu’est-ce que ça implique ? Pour dépasser les querelles d’opinion et ne pas laisser la réponse aux masculinistes qui prétendent que « le masculin est en crise », Victoire Tuaillon s’est emparée frontalement de la question, en s’appuyant sur les travaux les plus récents de chercheuses et de chercheurs en sciences sociales. Ensemble, au fil des épisodes de son podcast au titre percutant, elles et ils ont interrogé la masculinité et ses effets : pourquoi, dans une immense majorité des cas, les harceleurs, les violeurs, les casseurs, sont-ils des hommes ? Pourquoi les petits garçons disent-ils tous que « l’amour c’est nul » ou encore que « l’amour c’est pour les filles » ? Comment la domination masculine affecte-t-elle aussi les hommes ?

Réunissant les réponses à ces questions et à bien d’autres, ce livre démontre sans dogmatisme que la masculinité n’a rien de naturel, que c’est une construction sociale et qu’il faut la remettre en question si on veut atteindre une véritable égalité entre les femmes et les hommes. »

Mon avis

Le contexte

Ma première réaction en lisant le titre de ce livre a été la répulsion. « Les Couilles sur la table » est une expression que je n’ai jamais aimée : elle est vulgaire, et elle symbolise à mes yeux une forme de masculinité que je n’ai jamais eu envie de faire mienne – une domination brutale et désinvolte. Bien évidemment, c’est tout le sujet du livre : les différentes formes de masculinité. J’ai donc fini par le feuilleter, puis l’acheter pour le lire, et je m’en suis félicité à chaque page. Donc, si jamais le titre vous rebute, je vous invite à aller plus loin, la lecture en vaut la peine. On va voir pourquoi.

Un peu de remise en contexte s’impose. Les Couilles sur la table est au départ un podcast créé par la journaliste Victoire Tuaillon et diffusé sur la plate-forme française Binge Audio depuis septembre 2017 pour évoquer non pas la mais les masculinités, en interviewant des spécialistes. Il en est actuellement à son soixante-douzième épisode, au rythme actuel d’un épisode de 45 minutes toutes les deux semaines. En dépit de son succès grandissant, je suis passé complètement à côté pendant deux bonnes années, parce que j’écoutais très peu de podcasts, tout comme j’écoutais très rarement la radio, préférant la presse écrite. Il faut dire aussi que ce n’est pas toujours évident de dégager 45 minutes pour écouter une émission certes très claire, mais qui demande tout de même un minimum d’attention (j’ai fini par trouver le moment idéal : pendant mon repassage). Bref, il m’aurait fallu une version écrite, et c’est justement ce qui est arrivé avec la parution, fin 2019, d’un livre synthétisant les grands thèmes du podcast. C’est ainsi que ce livre est arrivé jusqu’à moi, sur la table d’une librairie, avec son quatrième de couverture aussi passionnant que son titre avait l’air vulgaire.

Notons enfin que le livre a été réédité cette année en poche aux éditions Pocket.

La forme

Avant de passer à la question du fond, parlons un peu de la forme. Elle est pratique et agréable. Un moyen format pas trop grand, pas trop lourd, trimballable, avec une couverture assez solide pour ne pas pelliculer au moindre contact avec une paume moite. Et, à l’intérieur, une mise en page bien équilibrée, juste assez aérée et juste assez dense, avec un usage intelligent de la couleur pour égayer la présentation et éviter toute impression d’austérité. Bref, c’est dense comme un ouvrage de vulgarisation scientifique un peu ambitieux, mais la mise en page fait tout pour être accessible à un large public. Une ambition que je ne peux que saluer, tant le sujet est important.

Mais ai-je parlé de forme, de mise en page, d’orthographe, de typographie ? Angoisse, horreur ! Voici que débarque la troupe sourcilleuse et implacable de l’Inquisition Typographique d’Internet (ITI), avec sa lampe-torche, sa grosse caisse et son porte-voix ! Voici déjà la lampe-torche braquée sur mon visage tandis qu’on me met à la question ! Attendez ! Laissez-moi vous parler de la qualité de la relecture, vous garantir qu’elle est soignée, que les accords verbaux, nominaux et adjectivaux sont correctement faits ! Qu’on ne trouve ni solécismes, ni redondances, ni truismes, et assez peu d’hiatus ! Que le style est léger et précis sans verser dans le cabotinage, que les développements sont concis et bien structurés, que les arguments sont sourcés à l’aide de notes et d’une bibliographie qui figure en bonne place en fin du livre ! Mais non, on me secoue comme un sac de patates et on me crie : « Rien de tout cela ne nous intéresse ! Rien de tout cela n’est important ! Qu’on massacre les conjugaisons, qu’on oublie l’accord du participe passé, qu’on accumule approximations et généralisations, peu nous importe ! Nous ne voulons savoir qu’une chose, une seule, tu sais laquelle ! Avoue ! Victoire Tuaillon utilise-t-elle l’écriture inclusive ? — Pitié, seigneurs ! Oui, elle l’utilise un peu ! — Hérétique ! Profanatrice ! Corruption ! Décadence ! Qu’as-tu vu entre ses pages, malheureux ? Des pronoms neutres ? — O-oui ! — Des points médians ? Utilise-t-elle des points médians ? — Pitié, pitié ! Oui, elle en utilise… quelques-uns. — Enfer ! Massacre ! Feu et foudre sur vous ! — Pitié, messires, ce ne sont que dix ou vingt néologismes en deux-cent-cinquante-cinq pages… J’implore votre indulgence. Après tout, une langue est aussi vivante que les gens qui la parlent. S’il est vrai qu’il faut employer les mots de tout le monde pour se faire comprendre des autres, tout locuteur, toute locutrice native d’une langue peut revendiquer son droit à une part de création lexicale. D’ailleurs, bien des écrivains ont eu recours au néologisme, par exemple… — Silence, avorton ! Tu veux dire que les points médians ne t’ont pas empêché de lire ? Que tu ne t’es pas crevé les yeux, pareil à Œdipe comprenant qu’il avait mis son E dans l’O de sa propre mère ? Que tu n’as pas aussitôt détourné le regard et refermé cet objet du démon ? Que tu as aimé cela ? Que tu t’es vautré dans le stupre plein et délié de cette partie de jambages en l’air ? — Pitié, messires ! Je l’avais payé 18 euros, et puis… quand on se concentre sur le fond, c’est bien intéressant… — Hérésie ! Compromission abjecte ! Péché en capitales ! Fornication True Type ! Crime inexpiable qui invalide, annule et efface tout texte qui s’y adonne ! Rien de ce qui est écrit de cette manière ne peut avoir de pertinence ! C’est une atteinte intolérable à notre très sainte et très parfaite langue française ! Il ne faut rien changer à notre très sainte et très parfaite langue française ! Lisez les tables de la loi sur le site de l’Académie ! Haro ! Haro ! La fin est proche ! Repentez-vous ! DONG, DONG ! » Et la grosse caisse nous étrille les tympans, et les beuglements du porte-voix nous étourdissent, et la meute hurlante de la chasse sauvage nous mord les jarrets avant de s’éloigner, la bave aux lèvres, vers l’abîme sans fond des réseaux sociaux.

Alain Rey soit loué, ils sont partis. Ils ne brillent pas par leurs qualités d’écoute ou leur sens de la nuance. Quel dommage ! D’un autre côté, des gens prêts à éclipser 255 pages de travail pour tout réduire à ce type de question sont-ils de bonne foi ? Si ça n’avait pas été ce prétexte-là, ils en auraient trouvé un autre pour ne pas lire. Heureusement, je ne leur ai pas dit que la couverture était rose.

Le fond

Venons-en au fond du propos. Les Couilles sur la table est donc un livre féministe qui parle non pas des femmes, mais des hommes (mais du coup aussi des femmes) ; et non pas des hommes en général, mais des notions de masculinité et de virilité. Autrement dit : de ce que c’est que d’être éduqué en tant qu’homme, que d’avoir des relations sociales, que d’adopter tel ou tel comportement, telle ou telle façon d’être, que la société attend des hommes ou que les hommes ont tendance à adopter entre eux et avec les autres, pour des raisons variées. Et des conséquences de tout cela sur les femmes.

Pour les gens que le mot « féminisme » mettrait mal à l’aise, ou qui auraient des fantasmes de guerre des sexes ou de castration chaque fois qu’il est question d’égalité entre hommes et femmes, le premier paragraphe de l’introduction (p.9) clarifie les choses d’une manière que je trouve magistrale :

Ceci n’est pas un manuel pour apprendre à être un homme, un vrai. Ce n’est pas non plus un pamphlet contre une entité abstraite qui s’appellerait « les hommes », et qu’on mettrait tous dans le même sac. Et ce n’est pas un point de vue personnel sur la masculinité que j’aurais tiré d’observations plus ou moins inspirées de mon entourage proche. Ce livre est une tentative de synthèse des centaines de travaux — articles, thèses, essais, documentaires — concernant la masculinité, les hommes et la virilité, que j’ai eu la chance de lire dans le cadre de mon travail.

Tandis que le podcast consiste intégralement en entretiens avec des spécialistes en tout genre et de tout genre, le livre consiste en grande partie en un travail personnel de synthèse de la part de la journaliste. Cette synthèse demeure cependant proche de ses sources : Tuaillon mentionne à longueur de pages les livres, documentaires, etc. d’où elle tire ses informations, ses statistiques, ses analyses. Elle les indique dans le corps du texte, recourt à quelques notes de bas de page (en nombre très raisonnable) et ajoute une petite bibliographie à la fin (j’aurais aimé plus de références plus complètes, avec mention de l’éditeur et de l’année, mais mettons que c’est une concession à l’orientation « grand public » du livre, et cela fait déjà beaucoup à lire et à voir). Les chapitres alternent avec un choix d’extraits d’entretiens directement issus des épisodes du podcast, et qui se distinguent du reste du texte par leurs pages à fond coloré. J’ai beaucoup apprécié ce parti pris, qui permet d’alterner entre des développements généraux et des analyses précises, et de donner voix à toute une variété d’approches, en découvrant les travaux de tel ou telle spécialiste. On peut ainsi y lire les philosophes Olivia Gazalé et Manon Garcia, les sociologues Benoît Coquard et Raphaël Liogier, la militante féministe Valérie Rey-Roberts et le militant trans queer Paul B. Preciado. Les pages d’ouverture des chapitres sont illustrés et ponctués, au verso, de brèves citations de chercheurs et de chercheuses (Pierre Bourdieu, Simone de Beauvoir) mais aussi d’artistes (Anne Sylvestre, Virginie Despentes, Jennifer Lopez) qui sont autant de pistes de lectures et d’écoutes supplémentaires.

Après l’introduction, Les Couilles sur la table se divise en cinq grandes parties : « Construction », « Privilège », « Exploitation », « Violence » et « Esquives ». Une dernière partie, « Prolongation », regroupe les annexes. Voyons rapidement ces différentes parties.

« Construction » évoque le rôle de l’éducation et l’illusion d’une masculinité « naturelle ». Le constat est simple, et fait écho à la phras de Simone de Beauvoir « On ne naît pas femme, on le devient ». La même chose est vraie des hommes : les comportements masculins ne sont pas spontanés, ils sont modelés par la société à travers l’éducation des garçons et les modèles de masculinité. Après cela, Victoire Tuaillon, prenant la suite d’un nombre croissant de sociologues, bat en brèche la notion de « crise de la masculinité » promue par des philosophes comme Élisabeth Badinter et les militants qui se disent « masculinistes ». Sur cette supposée crise de la masculinité, j’avais acheté avec passion le livre XY, de l’identité masculine d’Élisabeth Badinter, pour finir par le laisser tomber, très déçu par l’accumulation de généralités vaseuses et étonnamment mal argumentées qui forme les premiers chapitres – je suis bien mieux convaincu par les arguments cités par Tuaillon qui montrent que cette prétendue crise est en réalité une rhétorique récurrente des hommes (ou plutôt de certains hommes) pour réaffirmer une forme de masculinité dominatrice. Enfin, Tuaillon pose les notions de virilité et de masculinité, mot dont elle montre qu’il faut l’employer au pluriel : il n’y a pas une seule façon de se comporter, de s’habiller, de parler, d’agir comme un homme, mais bien plusieurs, selon les époques, les milieux sociaux, les métiers, le type d’éducation reçue, l’orientation sexuelle, etc.

« Privilège » explique pourquoi, quand on est un homme, on est favorisé dans les sociétés actuelles par rapport aux femmes. Par exemple, l’homme est considéré comme l’être humain standard, tandis que la femme est considérée comme un cas particulier. J’avais entendu parler de ça, mais c’est ahurissant de voir à quel point c’est encore vrai… jusque dans la détermination des protocoles de test des ceintures de sécurité pour les automobiles, où les mannequins standards ont des poitrines d’hommes ! (Et, oui, ça peut faire une différence d’avoir une poitrine de femme pour ce genre d’accessoire de survie.) D’autres exemples, en matière de recherche médicale notamment, sont tout aussi déconcertants et inquiétants. Autre domaine, que je connaissais un peu mieux : la façon dont l’urbanisme favorise les hommes, depuis les noms des rues jusqu’aux choix d’aménagement des espaces sportifs, sans oublier le problème du harcèlement de rue. Suit une section sur le domaine du travail : inégalités de salaires, phénomène des boys’ clubs (avec l’évocation d’affaires récentes comme la « ligue du LOL » en 2018, mais aussi les bizutages et le harcèlement sexiste dans les grandes écoles).

« Exploitation » montre de quelles manières les hommes exploitent (consciemment ou non) les femmes. J’ai retrouvé là des classiques des études sur le genre, qui figurent en bonne place dans des manuels universitaires comme la classique Introduction aux études sur le genre de Laure Bereni, Sébastien Chauvin, Alexandre Jaunait et Anne Revillard (De Boeck, 2008, régulièrement réédité et mis à jour) : la question du travail domestique, de la répartition de ce travail au sein du couple (toujours très inégalitaire en dépit de quelques progrès), son invisibilisation voire la négation de sa valeur. La notion de charge mentale, que je connaissais, mais aussi celle de travail émotionnel, que je ne connaissais pas : la manière dont une grande partie de la prise en charge des émotions dans les relations humaines se retrouve dévolue aux femmes, notamment tout ce qui améliore le quotidien, la gentillesse, l’attention prêtée à l’autre, ce que les anglophones appellent le care (soin). Enfin, la question de la contraception, qui m’a fait tomber des nues quand j’ai appris que l’écrasante majorité des couples fait encore reposer la contraception sur les femmes, via la pilule en général, plutôt que sur la pourtant toute simple utilisation du préservatif. Et cela alors même que la technologie nécessaire pour élaborer une pilule masculine est au point et qu’il existe d’autres formes de contraception masculine, complètement invisibilisées.

« Violence » est la partie difficile où l’on aborde les violences conjugales, les violences sexuelles, la « culture du viol » (expression oxymorique à mes yeux, mais qui a le mérite de mettre en lumière des phénomènes déplorables), le viol et ses liens avec la masculinité. C’est une fois encore l’occasion d’enfoncer des mythes : le violeur n’est que très rarement cet inconnu armé d’un couteau qui s’en prend aux femmes dans les rues obscures le soir, mais bien plus souvent un proche, mari, ami, parent, frère, connaissance amicale, que la victime connaît déjà. De même, contrairement à ce qu’on voit tout le temps dans les films ou les séries, la victime ne va pas toujours se débattre bruyamment quand elle se fait agresser et violer : la faute à un phénomène de sidération, d’incrédulité et d’irréalité qui se produit dans ce type de circonstances – et ce n’est pas parce qu’elle ne se débat pas qu’elle serait d’accord, ou qu’elle l’aurait mérité, ou que ce serait sa faute parce qu’elle n’en ferait pas assez. Autant de développements salutaires sur un sujet encore incroyablement mal dépeint dans les fictions et dans l’imaginaire collectif. Pire : les statistiques montrent à quel point le viol reste largement impuni. La manière dont la violence sexuelle est érotisée, dans une confusion délétère, alors que rien n’empêche de mettre en avant d’autres types de récits dans les histoires d’amour et dans la pornographie. La notion de consentement, avec les réponses à des questions aussi simples que primordiales, comme : comment faire pour s’assurer que sa partenaire est consentante ? Faut-il demander à chaque geste qu’on fait (révélation : non, quand même pas) ? Comment faire, alors (révélation : demander souvent, quand même, se souvenir qu’un « oui » pour faire l’amour ne signifie pas « oui à tout ce que vous avez envie de faire au lit cette fois-ci » et vérifier que l’autre se sent bien). Très intéressante, aussi, est la section « Paroles de violeurs ? » qui s’intéresse à l’identité des vrais violeurs, aux raisons de leurs gestes et à la manière dont ils peuvent comprendre ce qu’ils ont fait – ou tenter d’esquiver la réalité.

La partie « Esquives » termine l’ouvrage sur un propos résolument constructif, en fournissant des conseils et des pistes afin de savoir que faire pour améliorer les choses. Victoire Tuaillon se concentre sur les domaines de la sexualité, de l’éducation et de l’engagement proféministe des hommes. Repenser la sexualité pour se libérer de constructions collectives délétères au profit de pratiques respectueuses qui sont elles aussi propices au plaisir. Améliorer l’éducation des garçons, occasion d’aborder la question du marketing genré et de ses effets pervers (les fameuses pages bleues et roses des catalogues de jouets à Noël, mais le problème se pose même quand le fond de la page n’est pas coloré). Et enfin, des pistes pour être un allié des causes féministes : ne pas rester dans l’ignorance des violences faites aux femmes et des inégalités, s’informer, en parler, mais aussi, tout simplement, écouter les femmes sans être dans le déni ou la minimisation systématiques.

La dernière partie, « Prolongation », regroupe les annexes, parmi lesquelles figurent des remerciements, la biblio-filmographie, un très utile index des épisodes du podcast bien pratique pour découvrir les épisodes qui pourraient vous intéresser, et une évocation des coulisses du podcast et de l’écriture du livre, terminée par la liste des premiers soutiens du financement participatif du livre sur Ulule en 2019.

Conclusion

Voilà donc un livre court, clair et concis, mais qui parvient à aborder de nombreux domaines de manière accessible, informative et aussi bien documentée que possible pour un travail de ce format. Que vous ayez ou non l’intention ou le temps d’écouter le podcast correspondant ensuite, je ne saurais trop en recommander la découverte. Il m’a appris beaucoup de choses, y compris dans des domaines sur lesquels je me pensais raisonnablement bien informé. Ce n’est pas un ouvrage de recherche, mais c’est de la vulgarisation solide, comme on en a grand besoin sur ce type de sujet. Le but est atteint à mes yeux, et c’est le genre de petit livre qui me donne envie de l’offrir à tout le monde.

Si vous cherchez d’autres lectures sur des sujets proches, j’avais chroniqué récemment Je suis une fille sans histoire, un seule-en-scène d’Alice Zeniter. En bande dessinée, je peux vous recommander la biographie dessinée d’Olympe de Gouges par Catel et Bocquet, la drôle et hilarante BD autobiographique de Florence Cestac Un papa, une maman, une famille formidable ! et pourquoi pas Une histoire du sexe par Coryn et Brenot, sans oublier La Charge émotionnelle et autres trucs invisibles par Emma. Si vous préférez la fantasy, lisez donc Lavinia d’Ursula Le Guin, et si vous préférez la science-fiction, plongez-vous dans les Chroniques du pays des mères d’Élisabeth Vonarburg. Enfin, si vous vous demandez pourquoi je m’intéresse au féminisme et aux études sur le genre, voyez donc le billet où je me suis rendu compte que je parlais beaucoup plus d’œuvres d’hommes que de femmes sur ce blog.


[BD] Mademoiselle Caroline (dessin) et Julie Dachez (scénario), « La Différence invisible »

11 octobre 2021

Référence : Mademoiselle Caroline (dessin), Julie Dachez (scénario), La Différence invisible, Paris, Delcourt, coll. « Mirages », 2016.

Quatrième de couverture de l’éditeur

« Marguerite se sent décalée et lutte chaque jour pour préserver les apparences. Ses gestes sont immuables, proches de la manie. Son environnement doit être un cocon. Elle se sent agressée par le bruit et les bavardages incessants de ses collègues. Lassée de cet état, elle va partir à la rencontre d’elle-même et découvrir qu’elle est autiste Asperger. Sa vie va s’en trouver profondément modifiée. »

Mon avis

Ayant été amené à m’intéresser aux troubles du spectre autistique l’an dernier, j’ai réalisé plusieurs lectures de livres et de bandes dessinées sur ce sujet. J’ai évoqué le témoignage de l’écrivaine Mélanie Fazi, L’Année suspendue, dans un billet à part entière où je mentionnais d’autres lectures. Je n’avais pas encore parlé La Différence invisible, une bande dessinée pourtant bien connue sur l’autisme, puisque très bien reçue par la critique et le public – et à bon droit, pour autant que j’aie pu en juger.

Comme Couleur d’asperge de Géry et Drakja (parue quelques années plus tard), La Différence invisible relève de la fiction, mais puise amplement dans l’expérience personnelle de sa scénariste, Julie Dachez, diagnostiquée du syndrome d’Asperger à 27 ans. Sans être ni un témoignage ni une autobiographie dessinée à proprement parler, c’est une fiction fortement ancrée dans le réel. Nous suivons son personnage principal, Marguerite, depuis un quotidien peu agréable jusqu’à un moment de sa vie où elle commence à s’épanouir grâce à son diagnostic en tant qu’autiste et aux outils qu’il lui fournit pour composer avec ses troubles.

Le dessin, sous les crayons de Mademoiselle Caroline, m’a rappelé le genre de dessin de presse qu’on trouve fréquemment dans la presse féminine : en ligne claire, il oscille entre le réalisme sociétal et un humour incisif qui ne bascule jamais pour autant dans la caricature franche. C’est un style très adapté au propos de l’album, qui constitue une « tranche de vie » où l’on suit une personne en apparence comme les autres dans son quotidien le plus banal. Les couleurs sont intelligemment mises à contribution pour évoquer les émotions et les réactions de Marguerite . Ainsi, les bulles de dialogue des premières pages font tout de suite comprendre la souffrance liée au bruit et au brouhaha constant de paroles que Marguerite doit endurer toute la journée, pendant toute sa semaine, un niveau sonore qui la gêne étrangement plus que tous ses collègues.

Le début de l’histoire enchaîne les scénettes qui devraient composer une journée de vie de bureau des plus ordinaires, à cela près que Marguerite semble désemparée par les situations les plus dénuées de conséquences et s’épuise à la vitesse grand V. Le jour suivant, voilà que Marguerite reprend non pas seulement les mêmes trajets et les mêmes activités, mais très exactement les mêmes, au geste près, au mot près. Et dès que quelque chose fait dérailler cette répétition scrupuleuse, c’est la panique. Pourquoi ? Dire que la réponse va « changer la vie » de Marguerite n’est pas qu’un artifice rhétorique sensationnaliste : le diagnostic, malgré son lot d’anxiétés liées tant au passage des tests qu’au regard des autres induit par le statut d’autiste (mot encore trop souvent employé comme une insulte), apporte bien souvent à moyen et long terme un soulagement réel aux personnes autistes, qui peuvent mettre en place des moyens très pratico-pratiques pour se faciliter la vie et mieux communiquer avec les autres.

L’histoire montre avec finesse la manière dont la normalité supposée des gens dissimule, dès qu’on gratte un peu la surface des contacts sociaux superficiels, une multitude d’individus singuliers, tous occupés à faire de leur mieux pour se hisser à la hauteur de la normalité qu’on attend d’eux. En témoignent, par exemple, les dialogues de Marguerite avec la boulangère du coin, laquelle s’avère elle-même atteinte d’une autre sorte de trouble. Ainsi chacune croyait l’autre « normale » et en nourrissait un complexe d’infériorité qui n’avait pas lieu d’être ; leur relation ne débouche ni sur une relation amoureuse, ni vraiment sur une amitié, mais simplement sur une compréhension mutuelle qui les aide à se sentir moins seules. L’épisode, quoique bref et d’une importance secondaire par rapport à l’ensemble, m’a frappé par sa justesse et son réalisme.

La Différence invisible est donc une BD très bien faite, qui fournit un moyen accessible et distrayant de s’informer sur l’autisme Asperger en se mettant dans la peau d’une femme qui en est atteinte. Afin de ne pas ramener le syndrome d’Asperger, qui peut prendre de multiples formes, aux seuls troubles dont souffre Marguerite dans l’histoire, la BD est complétée par un dossier et des explications complémentaires qui offrent le moyen d’approfondir un peu le sujet, tout en restant à la portée de tout le monde. Un « docu-fiction » n’aurait pas fait mieux.